« Les grands textes antiques sont toujours actuels tant ils ont posé des questions fondamentales de notre humanité »

Entretien avec David Bauduin autour du programme « Les Humanités dans le texte »

Créé le
29 novembre 2023
Les Journées « Humanités dans le texte »  se tiendront à l’ENS les 6 et 7 Décembre 2023. Les auteurs de projets interdisciplinaires, centrés sur un texte latin ou grec, qui ont répondu à l’appel 2023, présenteront leurs travaux devant la communauté normalienne, un comité de spécialistes et d’ enseignants invités.
Rencontre avec David Bauduin, agrégé de lettres classiques et inspecteur général de l'éducation, du sport et de la recherche, qui soutient ce programme réunissant l’ENS, le Ministère de l’Éducation Nationale et les associations d’enseignants de Lettres Classiques (CNARELA et APLAES).
David Baudoin © DR
David Bauduin © DR

Que sont les « Humanités dans le texte » ?

David Bauduin : C’est une magnifique initiative qui a une résonance toute particulière dans ma mémoire. Pascal Charvet et moi avions en effet assisté à la présentation des premiers projets en 2018 alors que nous étions engagés dans une mission nationale qui devait aboutir à un rapport de propositions au Ministre. Or l’esprit de cette action rejoignait totalement ce que nous prônions dans notre rapport Les Humanités au cœur de l’École : des Humanités ouvertes, bénéficiant de différents regards, confrontant les champs disciplinaires, les auteurs et les œuvres, en prise avec l’actualité de la recherche … sans pour autant être altérées ou détournées. De fait, l’action maintenait et maintient toujours en son cœur le texte antique, avec l’effort de sa compréhension fine, attestée par une traduction personnelle et expliquée par un commentaire précis. À partir de ce point nodal, il s’agit de renouveler les questions, de rafraîchir les regards, en appréhendant les textes et les sujets sous d’autres angles, selon de nouvelles perspectives.

Que peuvent apporter les spécialistes d’autres disciplines aux enseignants de Lettres Classiques ?

David Bauduin : D’autres focales, d’autres approches, de nouveaux éclairages. Cela existait déjà bien sûr, mais dans des relations de proximité, si je puis dire : l’on sait quels échanges féconds ont été noués entre les langues anciennes et l’histoire, le droit… Avec les Humanités dans le texte, il s’agit d’étendre cette synergie et cette intelligence collective à d’autres associations disciplinaires. Une telle démarche présente de nombreux avantages pour nos professeurs : elle les frotte à l’actualité et à la dynamique de la recherche jusque dans ses découvertes les plus récentes. Elle permet aussi de réinterroger les textes jusque dans leur matière même : je songe notamment aux clarifications lexicales que peut assurer une autre expertise disciplinaire sur le vocabulaire spécifique d’un texte antique.

Les programmes de langues et cultures de l’Antiquité du collège et tout particulièrement ceux, plus récents, du lycée se prêtent à de telles initiatives, ouverts qu’ils sont aux questionnements de notre époque, comme l’Homme et l’animal, la place de la femme dans la société, la relation à l’autre, … Les Humanités dans le texte affirment ainsi, s’il le fallait encore, que pour les langues et cultures de l’Antiquité, tout n’est pas dit. On ne vient pas trop tard et il faut sans cesse réinterroger les textes, non pas pour leur faire dire autre chose que ce qu’ils exprimaient dans le contexte de leur écriture, mais pour les réinterpréter depuis notre position, à partir de nos regards et de nos interrogations. Ces textes ne prennent en effet leur plein sens que depuis notre lecture.

Pourquoi le Ministère soutient-il ce programme de recherche et d’enseignement centré sur les Lettres Classiques alors que l’actualité des dernières années nous encourage plutôt à nous pencher sur d’autres disciplines ?

David Bauduin : Ces autres programmes et plans de formation existent déjà ! Ainsi, se tiennent depuis des années des Rendez-vous des lettres, qui font intervenir d’éminents spécialistes sur des aspects fondamentaux des études littéraires. La nouveauté tient bien plutôt dans le développement, depuis 2019, de temps de formation spécifiques aux langues et cultures de l’Antiquité. Je songe tout particulièrement aux Rendez-vous de l’Antiquité de Lyon, dont la prochaine édition se tiendra du 22 au 24 mars 2024 et célébrera L’Assemblée des femmes d’Aristophane. L’objectif de ces Rendez-vous est d’analyser en profondeur une œuvre mais aussi de la confronter à d’autres œuvres, d’autres littératures, d’autres arts. Nous associons ainsi l’expertise et l’ouverture ; nous proposons une formation continue ambitieuse, couplant les apports scientifiques, grâce aux interventions d’experts sur l’œuvre, et des propositions didactiques et pédagogiques.

C’est la même ambition qui habite les Humanités dans le texte. Avec cette action, nous apportons également aux professeurs les fruits de la recherche. Mais l’action va encore plus loin, en ce qu’elle constitue à la fois un programme de recherche, qui associe des professeurs de l’enseignement supérieur et des professeurs du second degré, un plan de formation, qui permet aux équipes constituées d’affiner leur projet et un accompagnement méthodologique, scientifique, pédagogique, du réseau de ces équipes dans l’élaboration même de leurs projets. L’intérêt pour les élèves est évident : ils bénéficient de professeurs mieux formés et peuvent encore mieux percevoir le dynamisme des recherches en langues anciennes, les découvertes auxquelles elles aboutissent, les interrogations qu’elles ouvrent et les résonances qu’elles ont avec notre présent. C’est donc aussi une démarche d’aide à l’orientation puisqu’une telle initiative peut aider les élèves les plus intéressés à faire des choix éclairés sur leur choix de formation ultérieure.

« L’ENS est à l’initiative de ce très beau projet, avec la volonté de redonner leur pleine dimension et leur ambition la plus actuelle aux Humanités à notre époque.»

Quel est le rôle de l’ENS et comment voyez-vous la collaboration avec la communauté normalienne ? Envisagez-vous d’autres projets auxquels les Normaliens pourraient participer ?

David Bauduin : Rendons à César … : l’ENS est à l’initiative de ce très beau projet, avec la volonté de redonner leur pleine dimension et leur ambition la plus actuelle aux Humanités à notre époque. Elle l’a fait en fédérant les énergies, celle du Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, celle aussi des grandes associations que sont la CNARELA (Coordination Nationale des Associations Régionales des Enseignants de Langues Anciennes) et l’APLAES (Association des Professeurs de Langues Anciennes de l’Enseignement Supérieur), qui s’attachent à faire vivre les langues anciennes dans les académies.
En accord avec l’équipe de l’ENS, nous souhaitons lui donner une plus grande ampleur en structurant son réseau sur tout le territoire, c’est-à-dire en constituant dans les académies et en lien avec les inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR) un réseau de laboratoires de recherche-action. Ce serait là une prochaine étape des Humanités dans le texte, qui nous permettrait de mieux accompagner les projets mais aussi, en amont, de susciter la curiosité et l’envie de s’engager dans un projet de recherche.
Je pense par ailleurs que, dans l’esprit des Cordées de la réussite, nous pourrions intensifier les interventions des étudiants de l’ENS dans les collèges et les lycées, tout particulièrement sur la recherche en langues anciennes : l’on sait combien la présentation par les pairs peut susciter d’intérêt et de vocations.


Que diriez-vous à un ou une spécialiste de Lettres classiques qui hésiterait aujourd’hui à passer l’agrégation de Lettres Classiques et à aller enseigner les Lettres Classiques ?

David Bauduin : Je lui dirais que son action serait encore plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’aurait été hier. Nos élèves ont besoin de se frotter aux grands textes antiques, qui sont toujours actuels tant ils ont posé des questions fondamentales de notre humanité. Il s’agit aussi de leur proposer un autre rapport au temps que celui auquel ils sont soumis et de les inviter à un décentrement si nécessaire pour gagner en distance critique. Je n’oublie pas un autre enjeu crucial, celui de l’acquisition de la langue : le français est habité par le latin et le grec. C’est d’ailleurs ce qui a motivé la création de l’enseignement optionnel de français et culture antique en classe de sixième, qui permet aux élèves de consolider leurs acquis en français par un appui sur le latin et le grec.

« Je pense aussi qu’il y a dans la formation qui a été la mienne, dans cette fréquentation que j’ai nouée depuis quelques décennies désormais avec les œuvres antiques, comme un principe de vie et une éthique individuelle, celle de la mesure, de la parole réfléchie, du débat constructif.»

Comment feriez-vous aujourd’hui un cours de latin et de grec qui puisse répondre à l’actualité de la recherche, de la société, de la politique ?

David Bauduin : Il n’est pas besoin de forcer un texte antique pour en révéler la permanence et l’actualité : les Classiques sont toujours actuels. J’évoquais tout à l’heure L’Assemblée des femmes d’Aristophane : songez à toutes les résonances de cette pièce aujourd’hui, sur la politique, sur la relation femme – homme, mais aussi sur les questions de représentation théâtrale jusque dans ses aspects les plus provocants ! Plus largement, il est évident qu’un professeur de lettres classiques doit s’attacher à se saisir des dernières avancées de la recherche pour nourrir son enseignement. Et nous ne manquons pas de matière actuellement, que ce soit pour ce qui concerne les découvertes archéologiques, les possibilités inédites apportées par les nouvelles technologies, jusqu’à l’intelligence artificielle qui a par exemple permis d’analyser un volumen carbonisé retrouvé à Pompéi …

Que représentent pour vous le latin et le grec ? Quel rôle a joué l’éducation classique dans votre vie et votre carrière ? Si vous étiez aujourd’hui un élève de collège, choisiriez-vous toujours le latin et le grec ? Pourquoi ?

David Bauduin : Vous me posez là une question qui me déstabilise, tant l’évidence du latin et du grec m’habite depuis longtemps. C’est pour moi une sorte de substrat fondamental, qui a nourri ma réflexion, qui enrichit mes lectures, jusqu’aux plus contemporaines dont beaucoup résonnent avec des œuvres antiques. Je pense aussi qu’il y a dans la formation qui a été la mienne, dans cette fréquentation que j’ai nouée depuis quelques décennies désormais avec les œuvres antiques, comme un principe de vie et une éthique individuelle, celle de la mesure, de la parole réfléchie, du débat constructif. Vous comprendrez donc que, s’il m’était donné la possibilité de revenir à mes vertes années de collège et de lycée, j’adorerais suivre un enseignement de langues et cultures de l’Antiquité tant il rayonne sur les autres disciplines et offre une formation incomparable en étude de la langue, de la littérature et des idées.