« Les enjeux sociétaux doivent pleinement intégrer l’enseignement supérieur. »

Créé le
6 octobre 2022
Avec l’arrivée de Jean Jouzel et de Anne Bouverot à la présidence du Conseil scientifique et du Conseil d’administration de l’ENS, l’École reçoit des soutiens majeurs. Il et elle racontent leur engagement pour l’École.

Anne Bouverot et Jean Jouzel
Crédits : Anne Bouverot © Frédéric Albert / Jean Jouzel © Juliette Agnel

Que représente l’ENS pour vous ?

Jean Jouzel : C’est l’École la plus prestigieuse du pays. Un seul chiffre me vient immédiatement en tête : les onze derniers titulaires de la médaille Fields sont des normaliens. Beaucoup d’anciens élèves de l’ENS-PSL ont marqué leur époque, quelle que soit la discipline concernée. Ma première thésarde, par exemple, est une normalienne. J’ai aussi été membre du Conseil d’Administration de l’École, en 2006, et ce, pendant plusieurs années. Comme jeune étudiant en classe préparatoire à Rennes, je n’avais pas envisagé l’ENS comme voie, par manque de maturité (j’avais deux ans d’avance) et manque de clarté dans mon projet d’orientation. Quoiqu’il en soit je ne pense pas que j’aurais été au niveau du concours d’entrée.

Anne Bouverot : Un lieu d’apprentissage, d’excellence et de recherche, avec cet aspect unique, d’alliance entre les sciences et les lettres. Je me souviens tout particulièrement d’une grande liberté d’étudier. Je suis entré à l’école en mathématiques et je me suis dirigé vers l’informatique. Ma thèse était dans le domaine de l’intelligence artificielle, à une époque où c’était moins dans l’ère du temps.

J’avais complétement perdu le lien avec l’École. Je m’en suis rapprochée il y a quelques années, avec l’envie de redonner à mon tour ce que j’avais reçu par le passé. À l’époque, Marc Mézard m’avait demandé de rejoindre le conseil d’administration de la Fondation de l’école et de présider le comité de campagne, ce que j’ai accepté avec plaisir. Plus récemment, Frédéric Worms m’a sollicitée pour faire partie du conseil d’administration de l’école, afin de l’accompagner dans sa prise de fonction. Je partage complètement sa vision du développement de l’école, plus impliquée dans les débats de société.

Jean Jouzel, comment voyez-vous votre rôle, dans la définition et le suivi de la politique scientifique de l’École ?

J.J : Frédéric Worms m’a demandé de rejoindre le conseil. J’ai été un peu surpris, mais ça m’a fait plaisir. En me plongeant dans les missions et attributions du conseil scientifique, j’ai réalisé qu’elles concernaient l’ensemble des activités de l’École, à la fois la formation et la recherche. C’est cette diversité et cette richesse – la transversalité fait de l’ENS une école unique - qui m’ont particulièrement attiré.

En tant que chercheur, j’aimerais que beaucoup plus de jeunes se dirigent vers la recherche. L’École a une mission importante sur ce point. Le flux doit rester continu. L’ENS-PSL ne serait pas ce qu’elle est, s’il n’y avait que la formation. Il en va, non seulement, de sa visibilité au niveau national et international, mais aussi de la manière dont on appréhende notre avenir commun.

"En tant que chercheur, j’aimerais que beaucoup plus de jeunes se dirigent vers la recherche. ll en va, non seulement, de sa visibilité au niveau national et international, mais aussi de la manière dont on appréhende notre avenir commun." Jean Jouzel.

Anne Bouverot, quelles seraient les impulsions marquantes que vous aimeriez apporter à la définition de la politique de l’École ?

A.B : Je crois beaucoup au rôle de l’École et à celui de la recherche. Face aux défis sociétaux (climat, nouvelles technologies, justice sociale, santé, etc.), l’École et la science et les humanités de manière générale peuvent être des lumières et des boussoles. Plus personnellement, par ma formation et mon expérience, je souhaite aider l’ouverture de l’ENS au monde de l’entreprise, de l’entrepreneuriat et des différentes organisations publiques ou privées qui vont au-delà du monde de l’enseignement et de la recherche.

L’actualité a été marquée par des prises de parole puissantes des étudiants, notamment de normaliens réunis sous la bannière Effisicience revendiquant la recherche impliquée (Le Monde, 11 mai), sur les enjeux planétaires et sociaux. Comment les analysez-vous ?  

J.J : Sur le fond, cela me semble tout à fait justifié. Je suis heureux que les jeunes se manifestent. L’enseignement qu’ils ont reçu n’est pas celui qu’ils souhaiteraient, notamment sur l’aspect de la transition écologique. Je suis d’autant plus en phase que je me suis fortement impliqué ces deux dernières années dans le groupe du travail sur l’enseignement de la transition écologique dans l’enseignement supérieur. À un moment, il faut secouer le cocotier ; sans ça, il ne se passe rien. J’espère que cela réellement suivi d’effets. C’est au ministère de prendre les choses en main et la question est de savoir comment entraîner les différents établissements dans cet enseignement à la transition. La difficulté est de le faire dans l’ensemble des disciplines. Je reste optimiste, même si les choses vont être longues à se mettre en place.

A.B : J’ai lu avec beaucoup d’attention cette tribune, que je trouve très bien. Le fait que des étudiantes ou des étudiants proclament publiquement l’importance de ces enjeux et les liens nécessaires entre la recherche et la société, doit être prise en compte par l’ensemble des institutions. C’est complètement en ligne avec le projet porté par Frédéric Worms et j’en suis ravie.

Quel rôle pour l’École normale supérieure dans la société contemporaine ? Son histoire et sa place dans la République l’obligent-elles face aux débats et aux enjeux contemporains ? De quelle manière ?
 

A.B : Il y a très peu de lieux en France qui permettent une telle interdisciplinarité. Cet aspect et la capacité de regarder un même sujet de différents angles est assez unique. Actuellement, et à mon sens, un des enjeux importants est celui de la justice sociale et de l’équité dans l’accès aux études. Il ne faut pas que l’ENS-PSL soit une École qui recrute uniquement à Paris. Elle se doit d’être représentative de la diversité de la jeunesse.
 
Il y a également un véritable enjeu d’intégration des filles dans les disciplines scientifiques. J’aime beaucoup citer l’exemple suivant, en ce qui concerne les mathématiques : un chercheur et une chercheuse, avaient donné un même exercice de dessin de formes géométriques à des élèves de 6e et 5e. Dans une classe, on leur a dit que c’était un exercice de dessin et les filles avaient mieux réussi que les garçons. Dans l’autre classe, se fut présenté comme un exercice de géométrie et les garçons y étaient davantage parvenus que les filles. L’École doit fortement encourager l’accès des jeunes femmes à ces disciplines-là. Au-delà d’un enjeu d’égalité, c’est un enjeu de choix de société.

J.J : L’ENS-PSL joue un rôle en phase avec ses missions : former la jeunesse et tirer la recherche vers le haut. L’enjeu contemporain principal est d’éviter que les élites de demain ne soient que la reproduction de celles d’aujourd’hui. Il faut ouvrir l’École, de tous les côtés. Il faut à tout prix éviter la déconnexion entre l’élite et le peuple. On sent bien actuellement cette coupure nette. L’élitisme n’a de sens que s’il est au service de la société, du bien commun. C’est aussi l’objet des tribunes parues récemment : les enjeux sociétaux doivent pleinement intégrer l’enseignement supérieur. C’est vital.

"Il ne faut pas que l’ENS-PSL soit une École qui recrute uniquement à Paris. Elle se doit d’être représentative de la diversité de la jeunesse." Anne Bouverot.

Quelle impulsion souhaitez-vous donner aux jeunes normaliens et aux normaliennes ?

J.J : Je n’ai pas accepté cette tâche de directeur du conseil scientifique de l’ENS-PSL pour spécifiquement mettre en avant la transition écologique, mais si le sujet est sur le tapis, alors j’essayerai de transmettre les pistes que nous avons ouvertes, notamment celle de la pluridisciplinarité de l’enseignement écologique. L’ENS est d’ailleurs le lieu idéal pour cela.

Anne Bouverot, comment les mécènes et les alumni peuvent-ils aider à faire advenir les changements que vous venez d’esquisser ?

 A.B : Il y a beaucoup de choses à faire et beaucoup de bonnes volontés. Les anciens élèves ont, je trouve, un rapport très émotionnel à l’École, avec des souvenirs très forts de ces année-là et de ce que l’ENS leur a permis d’accomplir par la suite. Ils sont toujours ravis de revenir et de participer au devenir de l’École, via l’association des anciens élèves, la Fondation ou le club des normaliens dans l’entreprise.