Faciliter le développement de pratiques pédagogiques plus inclusives pour former les scientifiques de demain

À l’adolescence, Jeanne Parmentier avait déjà un choix de carrière bien arrêté : « de toutes mes forces, je souhaitais devenir chercheuse en physique », se souvient-elle. Mais ses études à l’ENS, son engagement associatif et de belles rencontres la mèneront vers une tout autre voie, celle de l’enseignement. « La physique a d’abord été un rêve d’enfant, construit à partir d’un coup de foudre autour d’un hors série La Recherche, dédié à la physique des hautes énergies », raconte-t-elle avec précision. « J’ai toujours été fascinée par le processus de repenser le monde chaque fois que j’avais compris un nouveau concept de physique. Même si j’étais plus forte en maths, c’était cette confrontation au réel qui m'absorbait et qui donnait du sens à ce que j’aimais étudier », indique-t-elle.

Feux contradictoires

Scolarisée au lycée Lakanal de Sceaux, Jeanne Parmentier poursuit une classe préparatoire en mathématiques, physique et sciences de l'ingénieur (MPSI) puis en maths & physique (MP) dans le même établissement. « J’étais très ambitieuse et je savais que je voulais faire une prépa, mais je n’y connaissais pas grand-chose. Je pense que j’ai calé mes ambitions sur celles des autres, voire un peu en dessous, car j’avais peur de ne pas être à la hauteur », confie-t-elle. « J’étais prise entre des feux contradictoires. D’une part, l’envie de tenter l’ENS, car Internet, ma source la plus fiable sur ce sujet, disait qu’il fallait passer par cette école pour avoir une chance de faire de la recherche dans mon domaine de prédilection, et de l’autre, l’observation que je n’étais pas très scolaire et que je n’avais pas les bulletins parfaits de mes petits camarades. »

Son meilleur ami de l’époque, rencontré sur un forum de sciences et aujourd’hui mathématicien, a eu « une influence majeure » sur son ambition et sa réussite. Grâce à cet ami, Jeanne Parmentier découvre qu’il peut y avoir d’autres manières d’apprendre, moins figées et basées sur l’expérience de chacun : « il est rentré en prépa à Louis-le-Grand lorsque j’étais en terminale et me partageait certaines des choses qu’il apprenait. Je pense que cela m’a inconsciemment transmis les codes de pensée des matheux et que cela explique en partie pourquoi je me suis toujours sentie à l’aise dans mes cours de maths de prépa. Je lui dois probablement une bonne partie de ma réussite scolaire de ces années. »

S’écouter avant les autres

 « Si vous voulez tenter quelque chose, faites-le. La seule entité qui a le droit de juger si vous pouvez rentrer, c’est le jury d’admission de l’établissement où vous postulez. »

Après deux ans à Lakanal, l’étudiante est acceptée dans une école d’ingénieur « très cotée », ainsi qu’en 5/2 au lycée Louis-le-Grand, l’équivalent d’une troisième année de classe préparatoire. Hésitante, elle contacte Pierre Fayet, alors co-responsable du DEA de physique théorique à l’ENS pour lui demander conseil. Le physicien lui suggère de jouer la sécurité en choisissant l’école d’ingénieur, argumentant que le DEA y recrutait parfois des étudiants. « Mais ma rencontre avec Pierre Fayet a été tellement magique que j’ai choisi Louis-le-Grand. Je n’avais désormais qu’une envie : réussir les concours pour rencontrer plus de personnes comme lui », sourit Jeanne Parmentier. « L’ENS peut sembler impossible à intégrer. Mais personne ne peut savoir s’il a le profil avant d’avoir essayé. Durant ma scolarité, j’ai entendu de la part de mes professeurs que je n’avais aucune chance d’intégrer l’École normale. Mais si vous voulez tenter quelque chose, faites-le. La seule entité qui a le droit de juger si vous pouvez rentrer, c’est le jury d’admission de l’endroit où vous postulez », conseille-t-elle avec recul.

Surmotivée, l’étudiante passe les épreuves en 2004 et fait sa rentrée à l’École en septembre de la même année. Pierre Fayet devient naturellement son tuteur : « il a été central dans mes études et dans cette période de ma vie », précise Jeanne Parmentier. « C’était merveilleux de rencontrer quelqu’un qui comprenait et partageait ma fascination, qui pouvait répondre à mes questions, qui m’écoutait avec patience et bienveillance tout en complétant ma compréhension. » Pour la normalienne, c’est aussi l’un des nombreux exemples de « soutien total » que l’École peut apporter à ses étudiants et étudiantes et qui leur permet de « se consacrer pleinement à grandir ».

« Une confiance totale et mutuelle »

Très vite, Jeanne Parmentier a ressenti une « confiance totale et mutuelle » entre l’établissement et ses étudiants : « si on cherchait à développer notre propre vision des choses, elle était respectée et encouragée. S’il y avait besoin de souplesse dans notre curriculum, l’ENS nous l’accordait en partant de l’hypothèse qu’on était capable de réussir. » Elle cite en exemple un camarade de promotion rentré à l’École via la biologie, qui a ensuite bifurqué en physique pour devenir chercheur en biophysique, mais aussi son expérience personnelle : « une option à laquelle je rêvais d’assister a été supprimée à l’ENS mais j’ai pu aller la suivre à l’Université Paris Sud [aujourd’hui l’Université Paris-Saclay] et me la faire valider par l’École. »

« J’étais fascinée par le fait d’être entourée par les équipes de recherche et que ma salle de cours soit au milieu de la vie des laboratoires. »

Autre atout précieux pour la normalienne, le temps : « je me souviens avoir eu la sensation d’avoir eu tout le temps que je voulais pour vivre ma vie, voir mes amis et réfléchir aux questions qui m’intéressaient, en discutant avec mon tuteur ou en lisant des ouvrages scientifiques », se souvient-elle. La proximité de l’univers académique avec celui de la recherche l’a également beaucoup marquée : « j’étais fascinée par le fait d’être entourée par des équipes de recherche et que ma salle de cours soit au milieu de la vie des laboratoires », se rappelle-t-elle. « Quand je pense que j’ai obtenu mon stage rêvé de L3 en attrapant Michel Brune à la cantine au moment où il allait se servir une salade ! C’est une autre source de privilège énorme », ajoute la normalienne.

Mais si ces années se sont avérées « extrêmement stimulantes » pour Jeanne Parmentier, elle admet avoir aussi traversé une période difficile. Une période qui a remis en question l’image qu’elle se faisait du monde de la recherche, basée sur « des représentations d’enfant » et « non conformes » à la réalité. « J’ai souffert de la sous-représentation des femmes dans ma filière, des commentaires parfois sexistes, et de me sentir différente de certaines personnes que je fréquentais, du fait de nos différences de bagages culturels », confie-t-elle. « C’était d’autant plus difficile à vivre que je n’avais jamais réfléchi aux mécanismes de domination sociale auparavant. Je n’avais donc aucun appui pour comprendre la violence de ce que je traversais », continue-t-elle. « Ma trajectoire de carrière a été indiscutablement influencée par mes années à l’École et par toutes les expériences, bonnes ou mauvaises, qu’une étudiante peut faire », conclut-elle.

Une expérience décisive

En parallèle de ses cours, Jeanne Parmentier rejoint le milieu associatif. En 2005 après les émeutes qui ont secoué la France, elle cofonde avec un couple d’amis normalien l’association Paris-Montagne, sous l’impulsion du chercheur François Taddei, avec les soutiens institutionnels de l’ENS-PSL et de la Fondation Bettencourt-Schueller. L’objectif ? Ouvrir le monde de la recherche en rapprochant des personnes aimant les sciences mais vivant dans des sphères qui se croisent peu : les adolescents sans contact avec la recherche, pas forcément scolaires, et les scientifiques. L’association, très active, organise un festival de trois jours à l’École normale, destiné au grand public, et ouvre un programme destiné aux lycéens et lycéennes, la Science Académie, pour leur permettre de passer une partie de leurs vacances scolaires dans un laboratoire de recherche.

Jeanne Parmentier s'investit beaucoup au sein de ce programme : « j’étais très proche de certains jeunes que j’adorais. Certains allaient jusqu’à venir travailler chez moi le week-end une fois à l’université ! » Cette expérience sera décisive pour la suite de la carrière de la normalienne : « ça a été un choc pour moi de découvrir qu’on pouvait agir à notre échelle », explique-t-elle. « Alors que l’apprentissage de la recherche se fait généralement sur des temps très longs, avec Science Académie, on pouvait voir l’impact de notre investissement en à peine quelques mois, voire quelques semaines, c’était fascinant… et encourageant ! Puis, par rapport aux études où je me sentais très seule, c’était aussi la découverte du travail collectif et de l'émulation que cela pouvait procurer. »

En 2007, Jeanne Parmentier commence sa thèse de physique théorique à l'École Polytechnique et au CEA de Saclay, tout en donnant des cours à l’Université Paris Sud (aujourd’hui l’Université Paris-Saclay) et en continuant son engagement au sein de l’association Paris-Montagne. « Pendant mon doctorat, j’ai découvert avec une pointe de surprise que j’aimais beaucoup l’enseignement. Je me suis aussi aperçue que les résultats scolaires des élèves de Science Académie que je connaissais étaient parfois en deçà de l’intelligence souvent époustouflante que j’avais observée à leur contact », explique-t-elle. Jeanne Parmentier commence à s’interroger sur les différentes manières d’apprendre, l’impact du bagage social dans l’éducation… « Pourquoi ces jeunes, qui décidaient de faire des sciences pendant leurs vacances, qui proposaient tant d’idées, étaient prêts à travailler dur, posaient des questions si pertinentes, ne réussissaient-ils pas mieux à l’école ? Quelle est la part du système là-dedans ? Peut-on le faire évoluer ? »

Égalité des chances et innovation pédagogique

« Nous avons monté ensemble un programme destiné à répondre à ce que nous identifions comme les grands enjeux de demain : former des scientifiques créatif·ve·s, adaptables, ouverts et capables de collaborer harmonieusement. »
 

Des questions que se pose aussi Bénédicte Humbert, première directrice du futur Institut Villebon - Georges Charpak, et dont Jeanne Parmentier fait la connaissance grâce à ses activités associatives. Cet établissement d’enseignement supérieur, dont l’ouverture est prévue en 2013, est à l’initiative de ParisTech, l‘Université Paris-Descartes, l’Université Paris-Sud, la FCS Campus Paris-Saclay et la Fondation ParisTech. Celui-ci propose une licence destinée à des bacheliers motivés et passionnés par les sciences, mais dont le potentiel n’a pu se révéler au lycée. Structure pilote d’innovation pédagogique, l’Institut Villebon - Georges Charpak s’est construit autour de deux missions principales : la promotion de l’égalité des chances et l’innovation pédagogique. L’établissement souhaite offrir une nouvelle façon d’apprendre, basée sur la pratique expérimentale et le développement des compétences interdisciplinaires en sciences et technologie, et encourager les étudiants et étudiantes à poursuivre des études longues. « Quand Bénédicte m’a contactée, le projet était encore largement une feuille blanche, portée par une équipe dans une très belle dynamique collective. S’il a immédiatement éveillé ma curiosité, je l’ai cependant rejoint après beaucoup d’hésitation dès la fin de ma thèse, déchirée à l’idée de quitter ma trajectoire de recherche en physique. », témoigne Jeanne Parmentier.

En amont de la première rentrée de l’établissement, elle intègre l’équipe pédagogique déjà en place pour un rôle d’animation et de coordination : « nous avons monté ensemble un programme destiné à répondre à ce que nous identifions comme les grands enjeux de demain : former des scientifiques créatifs, adaptables, ouverts et capables de collaborer harmonieusement ». Jeanne Parmentier s'épanouit dans la construction de ce projet, en accord avec ses convictions et son envie de contribuer à changer les choses.

Développer des pratiques pédagogiques plus inclusives

Au fil des nouvelles promotions d’étudiants, ses missions évoluent : « je me suis intéressée à ce qui pouvait soutenir l’innovation dans la licence de l’Institut et aux façons de recruter sans passer par un système classique de hiérarchie de notes. » Dix ans plus tard, la voici responsable de l’innovation pédagogique de l’Institut : « je m’occupe d’un centre qui accueille des enseignants en leur proposant diverses activités autour de la pédagogie », précise-t-elle. « Le but est de leur permettre d’échanger sur leurs cours et d’en créer de nouveaux. »
Pour cela, Jeanne Parmentier a créé un environnement et des outils qui facilitent le développement de pratiques pédagogiques plus inclusives. « Comment différencier pour que chaque étudiant trouve ce dont il a besoin dans un cours ? Comment les aider quand ils sont bloqués en sciences à cause des maths ? Et comment aider les enseignants et les institutions à s'appuyer sur la recherche pour atteindre leurs objectifs et les documenter ? » sont autant d'interrogations qui jalonnent son quotidien. « J’aime questionner les pratiques usuelles, travailler les frontières entre ce qui existe et ce qui pourrait être, réfléchir à ce qui pourrait aider à transformer les pratiques, accompagner les enseignants qui le souhaitent à expérimenter », justifie-t-elle.

La recherche pour agir

« J’ai compris que la recherche pouvait me donner des éléments de réponse à tout ce qui m’intéressait, et pas seulement sur mon sujet de thèse. »

Également enseignante, pour « rester sur le terrain », l’univers de la recherche ne reste cependant pas loin de Jeanne Parmentier : en parallèle, elle coordonne une chaire de recherche-action en lien avec l’Université du Québec à Montréal pour aider le corps enseignant de l’Université Paris-Saclay à s’appuyer sur la recherche en sciences de l’éducation. Celles et ceux qui le souhaitent reçoivent un accompagnement personnalisé pour analyser et documenter leurs pratiques pédagogiques. « Quand j’étais en doctorat, une amie m’a envoyé un article de The Atlantic intitulé What makes us happy ?, qui reprenait une importante étude longitudinale menée par Harvard depuis 1937 », explique-t-elle. « J’ai compris que la recherche pouvait me donner des éléments de réponse à tout ce qui m’intéressait, et pas seulement sur mon sujet de thèse », poursuit-elle. « Et aujourd’hui, je travaille pour que la recherche nourrisse la réflexion des enseignants, en croisant des résultats issus des sciences diverses comme les sciences de l’éducation, les neurosciences, la didactique. »  Pour Jeanne Parmentier, il n’y a pas de doute, ce projet de chaire est « clairement » une conséquence de « cet héritage et de ce respect » pour la réflexion académique développés lors de ses études : « de mon amour pour la physique, j’ai gardé cette fascination pour la façon dont le monde conceptuel peut nourrir votre vision du monde matériel. Par rapport à ma posture d’étudiante, j’ai juste rajouté l’action militante à la réflexion. »

Jeanne Parmentier considère que chaque établissement d’enseignement supérieur « devrait chercher à agir en considérant l’environnement qu’il offre et sa façon de limiter les discriminations et la pression mise sur les minorités accueillies. » Pour faire bouger les lignes, encourager et améliorer la diversité des profils, « il faut d’abord faire le bilan de sa propre responsabilité et de ses propres leviers d’action, avant de réfléchir à ce qui relève de celle des autres acteurs du système ou des personnes concernées. » Selon elle, ces actions doivent se faire en s’appuyant sur la recherche, « en choisissant des indicateurs puis en mesurant leur évolution pour documenter l’efficacité de l’approche choisie », précise-t-elle.

« Pour y avoir étudié, je pense que L’ENS-PSL n’est pas exempte des difficultés d’intégration qu’ont toutes les grandes écoles, même si elle reste impressionnante par sa richesse, la liberté et le soutien qu’elle propose à ses étudiants », estime Jeanne Parmentier. « Je lui souhaite de continuer à soutenir de plus en plus la diversité en son sein, et je souhaite aux autres établissements publics d’avoir suffisamment de ressources pour mener à bien leur mission d’enseignement et d’accompagnement de tous leurs étudiants ».

« Apprenez à apprendre »

Pour conclure cet entretien, Jeanne Parmentier souhaite s’adresser aux étudiants et étudiantes, normaliens ou non, en leur prodiguant quelques conseils qui, elle l’espère, leur seront peut-être utiles : « peu importe ce que vous étudiez, apprenez à apprendre. Il y a des méthodes plus efficaces que d’autres, utilisez-les car si on ne travaille pas intelligemment, ces efforts ne servent à rien », avise-t-elle. « Je crois que notre façon de travailler fait partie du capital scolaire transmis dans les familles et qu’il est important de diffuser cette information pour réduire - un peu - les inégalités », justifie-t-elle.

« Votre temps, votre énergie, votre intelligence, vos compétences ont de la valeur. »

Multiplier les expériences est tout aussi important : « si vous n'avez pas besoin de travailler pour financer vos études, profitez au maximum de votre temps pour parler à vos professeurs, sonner aux portes, faire de l’associatif, interviewer les personnes dont le profil vous intéresse », encourage Jeanne Parmentier. « Votre temps, votre énergie, votre intelligence, vos compétences ont de la valeur. Que ce soit pour le climat, la justice sociale ou tout autre thème qui vous touche, il y a probablement quelque part une association qui existe ou qui demande à être créée et dans laquelle vous pourrez mieux prendre conscience de ce que vous aimez et de ce que vous savez faire. »

Pour Jeanne Parmentier, il ne faut pas non plus hésiter à se tourner vers les autres : « si vous appartenez à une minorité, renseignez-vous pour comprendre la perspective de vos pairs. Trouvez un groupe de soutien si vous vous sentez seul ou en difficulté », propose-t-elle. « Et si vous ne pensez pas avoir besoin de soutien, ne jugez pas ceux qui en ont besoin. Proposez votre aide dans la mesure de vos moyens. Se rendre compte que son expérience est partagée est une source de joie autant qu’une aide précieuse dans les moments difficiles », continue-t-elle. « Si vous n’appartenez à aucune minorité, n’oubliez pas que ce qui vous semble évident peut n’être que le reflet de votre conditionnement. Essayez de comprendre le point de vue des autres et de respecter leur ressenti. Ouvrez vos perspectives en vous documentant sur le sujet. »

Son dernier conseil ? « Ces années peuvent être stressantes. N'hésitez pas à prendre soin de votre santé mentale en soignant votre hygiène de vie et en demandant de l'aide si besoin. Lorsque l'on souhaite faire des études longues, il faut se préserver pour durer. Prendre soin de soi, c'est prendre soin de ses études et de sa future trajectoire professionnelle. Ne restez pas seuls et prenez appui sur les structures existantes », conclut Jeanne Parmentier.