ASTEC : explorer les nouvelles possibilités de la matière condensée

Un projet de recherche lauréat d’une prestigieuse bourse" ERC Advanced Grant 2022"

Créé le
15 juin 2023
ASTEC (Anyon Statistics in Tiny Electronic Colliders) est un projet de recherche fondamentale visant à élargir notre connaissance de la matière condensée et de ses constituants élémentaires.
Initié par Gwendal Fève, professeur de Sorbonne Université et chercheur au Laboratoire de Physique de l'École normale supérieure, ASTEC a été lauréat en mars dernier d'une bourse ERC Advanced Grant 2022. Ce soutien de taille permettra l’accompagnement complet d’un projet de pointe qui, à terme, pourrait mener à un traitement beaucoup plus robuste de l’information quantique.
Gwendal Fève © SU - Pierre Kitmacher
Gwendal Fève © SU - Pierre Kitmacher

La physique de la matière condensée consiste à étudier les propriétés de la matière à forte densité atomique (comme les solides). Il s’agit d’un domaine de la physique particulièrement riche en phénomènes et qui intéresse de près les chercheurs aujourd’hui.

Gwendal Fève est chercheur au Laboratoire de physique de l'École normale supérieure (LPENS) et l’un d’entre eux. Ce scientifique travaille au sein du groupe de physique mésoscopique, qui étudie des phénomènes dans l’infiniment petit, de l’ordre du micromètre, à l’interface des mondes macroscopiques et nanoscopiques. ASTEC (Anyon Statistics in Tiny Electronic Colliders), le projet qu’il conduit avec son équipe vise à démontrer l’intérêt de la matière condensée pour l’étude d’un nouveau type de particules.
Ces quasi-particules à deux dimensions, appelées anyons, prédites dès la fin des années 1970 n’ont été observées expérimentalement pour la toute première fois en 2020, déjà par Gwendal Fève et son équipe. Une découverte qui a bénéficié d’un fort retentissement au sein de la communauté scientifique et qui a ouvert la voie à des recherches prometteuses. En effet, les anyons pourraient, à terme, permettre à l'informatique quantique de faire d’incroyables progrès, en fournissant des qubits plus stables que ceux utilisés jusqu'à présent.

Tester les effets de la mécanique quantique dans un monde mésoscopique en 2D

Dans notre monde à trois dimensions, les particules élémentaires se divisent en deux familles :  les bosons (comme les photons) et les fermions (comme les électrons) aux comportements collectifs différents. Les électrons ont une tendance à s’exclure et les bosons à se regrouper.
« Dans le cas des électrons par exemple, on peut mettre en évidence cette tendance à l’exclusion en réalisant des expériences de collision d’électrons dans des puces électroniques à deux dimensions et de taille micronique, les tiny electronic colliders du projet ASTEC », explique Gwendal Fève. « À l’échelle macroscopique, la matière adopte un comportement classique, tandis que le monde nanoscopique est au contraire régi par les règles de la mécanique quantique », ajoute le scientifique. « On étudie alors le comportement de quelques constituants élémentaires, comme un unique atome interagissant avec un seul photon du rayonnement électromagnétique. »  
Dans le domaine mésoscopique, à l’échelle du micromètre, ce sont déjà un nombre considérable d’atomes, de l’ordre de 1010 atomes, répartis dans un cube d’un micron de côté, qui sont étudiés. « Avec des puces électroniques de cette taille, la question est de savoir si les effets de mécanique quantique résistent à ce très grand nombre de particules interagissant entre elles. », précise Gwendal Fève.
Ces puces, qui sont également des conducteurs très purs, sont placées à très basse température, jusqu’à 10 000 fois plus froide que la température ambiante : « on observe alors que les électrons ne peuvent plus être décrits comme des particules classiques mais ils adoptent plutôt un comportement ondulatoire aux fortes analogies avec la propagation des photons », indique le chercheur.

Photographie du circuit imprimé et de la puce électronique utilisés dans les expériences de collisions d'anyons à très basse température (20milliKelvins). La partie supérieure est une image au microscope électronique du collisionneur d'anyons (la largeur de l'image est de quelques microns). Le conducteur bidimensionnel est représenté en bleu. Des électrodes métalliques (couleur or) servent à émettre les anyons (représentés par des boules bleues) qui entrent en collision dans la partie centrale.

Les anyons, des particules intermédiaires à l’étonnante mémoire

Dans la matière condensée et à basse dimension, comme les puces électroniques, qui sont des conducteurs bidimensionnels, les interactions entre électrons peuvent ainsi faire émerger de nouvelles excitations élémentaires, aux propriétés exotiques qui n’existent pas dans la matière diluée. C’est le cas des anyons, des particules intermédiaires (ou quasiparticules) entre les fermions et les bosons. « Les anyons ont une propriété extrêmement intéressante, que ne possèdent pas les fermions et les bosons : ils conservent une mémoire robuste des opérations de tressage qui consistent à enrouler un anyon autour d’un autre », précise Gwendal Fève. « Cette mémoire est particulièrement solide car elle ne dépend pas de la trajectoire exacte des particules, mais simplement du nombre d'enroulements effectués », poursuit le chercheur.

« ASTEC cherche à démontrer l’intérêt de la matière condensée pour l’étude de nouvelles quasiparticules, parmi lesquelles les anyons, aux propriétés différentes des particules élémentaires. »

Ces expériences de collision d’anyons permettent de mettre en évidence leurs propriétés de tressage, car elles conduisent ces quasiparticules à se regrouper en paquets à la sortie d’un collisionneur. Un comportement opposé à celui observé pour les électrons (fermions). « Le projet ASTEC permet d’étudier les propriétés de ces nouvelles particules, les anyons, en mesurant leur tendance à se regrouper dans des expériences de collisions », résume Gwendal Fève. « Il s’agit avant tout d’un projet de recherche fondamentale, qui vise à élargir notre connaissance de la matière condensée et de ses constituants élémentaires », continue le physicien. « En particulier, ASTEC cherche à démontrer l’intérêt de la matière condensée pour l’étude de nouvelles quasiparticules, parmi lesquelles les anyons, aux propriétés différentes des particules élémentaires du modèle standard. »

Améliorer le traitement quantique de l’information

Les anyons non-abéliens, un type d’anyon aux propriétés d’enroulement très spécifiques, permettent en principe un traitement quantique de l’information qui serait protégé des fluctuations de l’environnement. Ces mêmes fluctuations provoquent un phénomène de décohérence, qui limite actuellement les performances des ordinateurs quantiques. Le projet ASTEC s’inscrit dans les recherches sur la matière qualifiée de topologique, c’est-à-dire l’étude de systèmes dont certaines propriétés sont robustes aux fluctuations locales : « dans le cas des anyons, les opérations de calcul quantique sont encodées dans les enroulements de leurs trajectoires, les tresses d’anyons, et sont insensibles aux fluctuations grâce à la protection topologique », explique le chercheur.  « Étudier et exploiter des systèmes protégés topologiquement est un sujet de recherche très actif actuellement en matière condensée », précise Gwendale Fève. « Mais si nous sommes sur le chemin, l’utilisation d’anyons comme briques élémentaires d’un ordinateur quantique est encore un objectif lointain », nuance le scientifique.

D’ici là, l’ERC Advanced Grant 2022 obtenue pour ASTEC va permettre à Gwendal Fève et son équipe d'accélérer leurs recherches. « Cette bourse nous fournit les moyens d’acheter un équipement plus performant qui me permettra de consacrer une partie plus importante de notre temps à la recherche. Elle permet également de financer le recrutement de jeunes chercheuses et chercheurs, en doctorat ou en postdoctorat, pour travailler avec nous sur ce projet ». Le scientifique et son équipe souhaitent notamment étudier les anyons non-abéliens, dont les propriétés d’enroulement permettraient un traitement robuste de l’information quantique. « Leurs propriétés sont fragiles et nécessitent d’atteindre des températures encore plus basses. Grâce à cette ERC, nous pourrons investir dans un équipement spécifique permettant d’atteindre ces températures record », explique-t-il.

« Un heureux hasard »

Une belle reconnaissance pour Gwendal Fève, dont la carrière de chercheur a commencé selon lui par « un heureux hasard » : le choix de son stage de fin d’études. Alors en Master 2, il rejoint pour 6 mois l’équipe du professeur Yamamoto à l’Université de Stanford, aux États-Unis. « À l’époque, j’étais passionné par l’enseignement de l’optique quantique qui étudie les effets de la mécanique quantique en électromagnétisme et en particulier le comportement des photons », se rappelle-t-il.
Il découvre qu’un domaine de la physique s’intéresse aux analogies entre les propriétés des photons dans le vide et des électrons dans les conducteurs électriques. « Contrairement aux photons, les électrons interagissent fortement entre eux par leur charge », explique le scientifique. « J’ai trouvé remarquable de retrouver des signatures de physique quantique dans un système à échelle plus complexe, composé d’un très grand nombre d’électrons en interaction. » Gwendal Fève se rend alors compte que ces interactions entre électrons ne conduisent pas seulement à la disparition des propriétés quantiques, mais qu’elles permettent aussi d’enrichir considérablement le domaine de la matière condensée. Ces interactions donnent également lieu au phénomène de décohérence, posant la question de la transition entre les mondes classique et quantique. « Ce qui est précisément le positionnement de la physique mésoscopique », souligne Gwendal Fève.
Enthousiasmé par le sujet, il prolonge son séjour outre-Atlantique d’une année pour s’initier à des expériences d’optique électronique, qui visent à manipuler des électrons dans les solides (faits de matière condensée) de manière analogue à l’étude et à la manipulation des photons dans les expériences d’optique.

« J’ai de la chance d’exercer un métier passionnant »

De retour en France, il commence une thèse en 2003, sous la direction de Bernard Plaçais et de Christian Glattli, à l’initiative d’une activité de recherche en 2000 à l’ENS sur la manipulation de courants électriques à l’échelle élémentaire de l’électron unique. Après un séjour postdoctoral d’une année au Centre de Nanosciences et Nanotechnologies (C2N), Gwendal Fève est recruté comme maître de conférences au département de Physique de l’ENS en 2007, pour élaborer des expériences d’interférences d’ondes électroniques dans les solides au sein de son laboratoire.

Nous sommes à proximité d’étudiants et étudiantes de très haut niveau, qui contribuent considérablement au succès des recherches menées au LPENS

« Le Laboratoire de physique de l’ENS est un endroit formidable pour travailler et développer ses recherches », témoigne Gwendal Fève. « Il regroupe des chercheurs et des enseignants-chercheurs de différents instituts, travaillant dans des domaines très variés. Nous sommes également à proximité d’étudiants et d’étudiantes de très haut niveau, qui contribuent considérablement au succès des recherches menées au LPENS. » Le scientifique loue également le soutien des personnels administratifs et techniques, « unique » selon lui. « Celui des personnels techniques, en particulier, est essentiel pour un physicien expérimentateur comme moi », ajoute-t-il. « Plus largement, j’ai de la chance d’exercer un métier passionnant qui remplit pleinement ma vie professionnelle. Et grâce notamment à l’obtention de cette ERC, cela ne peut que continuer », conclut-il.