Anne-Françoise Benhamou

Professeure en études théâtrales

Créé le
Mars 2014

Entretien avec Anne-Françoise Benhamou - Mars 2014

Anne-Françoise Benhamou, professeure en études théâtrales et directrice du Département d’Histoire et Théorie des Arts à l’ENS de 2012 à 2016, succédant à Jean-Loup Bourget.

Ce mois-ci, elle publie un livre sur le théâtre de Bernard-Marie Koltés (Koltès, dramaturge). L’occasion de l’entretenir sur son travail d’enseignement et de recherche autour du théâtre.

Portrait de Françoise Benhamou

Avant d’être nommée professeure et directrice du DHTA en 2012, quel a été votre parcours ?

Mon parcours est double : un parcours universitaire dans le domaine des études théâtrales et parallèlement un travail de collaboration artistique et dramaturgique avec des metteurs en scène, au théâtre et parfois à l’opéra. J’ai travaillé avec une dizaine de metteurs en scène avant de rencontrer Stéphane Braunschweig avec qui je collabore depuis près de 20 ans – tout récemment sur Le Canard sauvage d’Ibsen au Théâtre de la Colline qu’il dirige. Avec lui, je travaille en amont sur le texte, sur la conception du projet, les choix de répertoire, et j’interviens aussi pendant les répétitions. Ma fonction est celle de « dramaturge » pas au sens premier en français – auteur –, mais plutôt au sens du terme allemand « dramaturg » : des personnes qui apportent leur compétence intellectuelle au projet artistique du metteur en scène.
Mes recherches concernent essentiellement la mise en scène contemporaine, la dramaturgie, le jeu d’acteur. J’ai fait ma thèse avec Bernard Dort sur la mise en scène de Racine au XXe siècle. Par la suite, j’ai beaucoup travaillé sur deux grands metteurs en scène : Antoine Vitez et Patrice Chéreau, ainsi que sur l’œuvre de Bernard-Marie Koltès. Mon habilitation à diriger les recherches porte sur les rapports de la scène et du texte et sur la place de l’acteur dans le processus de création. Elle a paru sous le nom de Dramaturgies de plateau – ce titre indiquant qu’au théâtre, un projet ne se conçoit, quelles que soient les hypothèses qui le soutiennent, que dans l’expérience de la scène.
(ndlr : Dramaturgies de plateau, éd. Les Solitaires intempestifs, 2012).


Vos expériences de dramaturge nourrissent-elles votre enseignement et votre recherche et inversement ?

Il y a certainement beaucoup en commun entre le désir de transmettre par l’enseignement et celui de partager la connaissance avec des artistes. La collaboration avec des metteurs en scène a toujours nourri mon enseignement et ma recherche. Le fait d’avoir vu des acteurs travailler alimente mon regard sur le théâtre, par exemple, dans les cours d’analyse de spectacle que je donne ici. Ou bien encore, pour comprendre les archives d’un metteur en scène, il est nécessaire de connaître le travail théâtral.

Portrait de Françoise Benhamou

Parlez-nous du Département d’Histoire et Théorie des Arts.

C’est un département pluridisciplinaire : le cinéma, le théâtre, l’histoire de l’art et la musicologie y sont représentés. Mais je trouve qu’il y a beaucoup en commun entre nous. Certains de mes collègues sont à la fois chercheurs et artistes (Karol Beffa est compositeur, Feriel Kaddour est pianiste), d’autres sont très proches de l’activité artistique (Françoise Zamour, Nadeije Laneyrie-Dagen). Il me semble que nous cherchons tous à dispenser des enseignements qui mettent les élèves de plain pied avec les œuvres : l’analyse de film, de spectacle, le regard sur la peinture ou la sculpture, l’écoute… Notre désir est de provoquer vraiment une rencontre avec l’œuvre, une sollicitation de la sensibilité et de la subjectivité, et à partir de là de développer une approche théorique et historique... Ou même géographique : Béatrice Joyeux-Prunel dirige Artl@as, un groupe de recherche pluridisciplinaire dont le projet est de créer un atlas numérique d’histoire de l’art ; son équipe fait partie du LabEx TransferS et a obtenu une ANR "jeunes chercheurs". Au DHTA est rattachée l’UMR THALIM à laquelle j’appartiens, qui fédère une équipe de chercheurs en arts du spectacle (ARIAS) et une équipe de chercheurs sur la littérature du XXe et XXIe siècle (Écritures de la modernité). Le DHTA a également été à l’initiative du programme doctoral SACRe (Sciences Arts Création Recherche), premier doctorat d’artiste en France porté par PSL et dirigé par Nadeije Laneyrie-Dagen (DHTA) et Emmanuel Mahé (ENSAD).
Enfin, le projet du DHTA est aussi de concerner les étudiants de l’École dans leur diversité… Certains élèves scientifiques suivent les cours de cinéma et de musique, participent aux ateliers : Daniel Mesguich, professeur au Conservatoire national d’art dramatique, est professeur associé dans notre département et son atelier de mise en scène est suivi par des étudiants venus de tous les départements, comme celui de Lionel Parlier. Notre projet est de former à la fois de très bons spécialistes dans nos disciplines mais aussi de faire en sorte que des élèves d’autres départements puissent s’enrichir d’une connaissance assez précise d’un art que nous enseignons. Je pense que c’est très stimulant d’être à la fois un lieu pour des étudiants très passionnés et un endroit transversal dans l’École. C’est aussi beaucoup de travail, et notre département et ses activités tous azimuts doivent beaucoup, comme le savent ceux qui le fréquentent, à l’engagement et la compétence de Gisèle Vivance, qui en assume le secrétariat !


Pour en revenir à votre travail de dramaturge, en quoi consiste le travail de l’affect au théâtre ?

L’affect est l’ingrédient de base du travail de l’acteur. Un spectacle de théâtre organise un chemin d’émotions pour le spectateur. Durant une répétition, je réfléchis à l’articulation des effets de sens et des effets d’émotion. Le texte ne fait jamais autant sens que quand il produit de l’émotion. Une réplique investie d’une manière inattendue, grâce à l’intuition d’un acteur, peut ouvrir d’un coup un abîme ou un pan entier de signification… Mon rôle de dramaturge est d’essayer de comprendre ce qui surgit à ce moment-là, et de formuler ce qu’on a touché d’essentiel dans la pièce, pour faire progresser le travail. Quand une répétition est productive, cet imprévu surgit. Pas de nulle part, bien sûr : comme en sciences, si on trouve tout d’un coup quelque chose d’important, c’est qu’on est déjà engagé dans une démarche de recherche…
Avant les répétitions, et parfois pendant, mon rôle est aussi bien sûr de faire des recherches autour du texte, des interprétations qui existent. Pendant que nous travaillions sur Le Canard sauvage, j’ai lu un article critique qui établit qu’Ibsen connaissait les travaux de Darwin. L’auteur voyait dans la pièce une opposition, symptomatique de l’époque d’écriture, de deux conceptions de l’animal : l’une romantique et l’autre scientifique. Cette idée nous a aidés à dessiner plus nettement la façon dont les acteurs jouaient leur rapport à cet animal qu’on ne voit jamais, et qui s’est adapté à la vie dans un grenier. Certains rêvent sur ce que le canard représente de vie libre, d’autres s’intéressent à sa domestication comme à une expérience scientifique. Et ils ne se comprennent pas du tout entre eux !


De quelle façon le théâtre peut nous aider dans notre société actuelle ?

Quand j’ai commencé à m’intéresser au théâtre, à la fin de années 70, c’était encore un théâtre habité par l’idée que des représentations critiques du monde pouvait contribuer à changer le monde. Le spectacle déterminant pour moi a été 1789 de Mnouchkine, que j’ai vu quand j’avais 14 ans. Une représentation qui m’a stupéfiée, avec une communication incroyablement intense entre les acteurs et le public, une ferveur et une joie inouïes.
Aujourd’hui, l’intérêt de l’expérience théâtrale est peut-être qu’elle puisse garder une force alors qu’elle est totalement incongrue dans l’époque. Dans un monde de rapidité et perpétuellement connecté, le fait d’immobiliser les gens dans une salle pendant deux heures, loin de toute connexion, pour les faire assister ensemble à un même événement, à un rythme qui leur est imposé, est une expérience atypique. Et pourtant, lorsque cela fonctionne, c’est peut-être ce temps d’arrêt et ce consentement collectif qui permettent une certaine profondeur, et une vraie relation, entre la scène et la salle, et entre les spectateurs.


Vous êtes « référente parité » à l’ENS, nommée par le directeur, que pensez-vous de la place des femmes dans l’art ?

Je suis référente parité en collaboration avec Michel Volovitch, enseignant chercheur en biologie à l’ENS et au Collège de France. C’est un rôle totalement nouveau pour moi, mais il est vrai que j’ai eu l’occasion d’y réfléchir dans mon domaine car, dans le cadre de l’année H/F (programme égalité hommes/femmes dans la culture) et sous l’impulsion de la Ministre de la Culture, beaucoup de théâtres se sont engagés à aller vers plus de parité dans les programmations. Un rapport commandité par le Ministère de la culture, il y a cinq ans (rapport sur la diversité rédigé par Reine Prat), avait montré que les femmes étaient extrêmement sous-représentées dans les programmations et à la tête des institutions culturelles – alors qu’elles sont largement majoritaires dans leur fonctionnement. Faire sortir ces chiffres a obligé la profession à admettre qu’il y avait un problème. Personne n’en avait eu conscience jusque là… Il y a désormais un mouvement assez militant dans le domaine du spectacle vivant. Je ne trouve ni excessif ni intégriste de tenter un rééquilibrage : en démocratie, ça me paraît toujours intéressant, même si c’est souvent difficile, de poser la question de l’égalité.


Quel regard portez-vous sur l’ENS ?

En retrouvant l’École après de longues années, le changement qui m’a le plus frappée et que je trouve très positif, c’est la présence – avec un vrai statut qui n’a plus rien à voir avec celui d‘auditeur que j’ai connu - des étudiants admis à préparer le diplôme (EAPD). Dans nos domaines artistiques, c’est très intéressant de pouvoir joindre aux étudiants recrutés par concours, d’un excellent niveau général mais encore peu spécialisés, des étudiants que nous choisissons pour l’originalité et l’envergure de leur projet dans une discipline où ils sont déjà fortement engagés. Cela permet une vraie dynamique, qui profite à mon avis aux uns et aux autres, et à notre enseignement aussi.