Prédire la manière dont les phénotypes s'adapteront à un nouvel environnement sur plusieurs générations

Des travaux publiés dans la revue scientifique "eLife"

Créé le
30 janvier 2024
Prédire comment une population changera physiquement lorsqu'il s'adaptera à un nouvel environnement est une question clé de la biologie évolutive. Cependant, le défi n’est pas simple à relever, car les changements d'un trait peuvent en modifier un autre, ce qui entraîne des résultats phénotypiques inattendus.
Des chercheurs de l’ENS-PSL ont cependant réussi à mettre en évidence la relation entre la variation génétique, la sélection et la divergence phénotypique, au cours d’une étude menée sur 50 générations. Ces travaux prometteurs, publiés dans la prestigieuse revue scientifique eLife, représentent une avancée majeure dans la prédiction de l’évolution.
Rencontre avec François Mallard, chargé de recherche Inserm à l’Institut de biologie de l’ENS-PSL (IBENS) et co-auteur de cette étude.
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Worm development © Henrique Teotónio

Dans votre article Selection and the direction of phenotypic evolution, des expériences que vous avez menées sur des vers montrent qu'une mesure statistique, la matrice G, peut prédire avec précision la manière dont les phénotypes s'adapteront à un nouvel environnement sur plusieurs générations. Comment fonctionne-t-elle ?

François Mallard : Une mesure importante lorsque l’on s’intéresse à l’évolution d’un caractère phénotypique dans une population est l’héritabilité, c’est la proportion des variations entre les individus qui est héritable, c’est-à-dire qui est transmise par les parents à leurs enfants à travers l’information contenue dans le génome. C’est uniquement cette partie des variations qui peut évoluer par sélection naturelle.
Mais l’évolution des espèces n’opère pas de façon indépendante sur chaque caractère au sein des individus et les performances individuelles soumises à la sélection sont la résultante des variations d’un très grand nombre de caractères phénotypiques. La matrice G synthétise la quantité de variations transmises génétiquement pour un ensemble de traits, on parle alors de variance génétique additive, mais aussi leur covariance. C’est-à-dire comment les variations de plusieurs traits changent conjointement en réponse à une même mutation génétique, ou à l’agencement de plusieurs mutations génétiques au sein du génome. Parce qu’elle quantifie la variation génétique disponible pour l’évolution, la matrice G quantifie également le potentiel d’évolution – et de coévolution de ces caractères phénotypiques.

Quelles sont les limites de la matrice G ?

François Mallard : Il existe des contraintes développementales mais aussi génétiques à ces mesures de covariances. Par exemple, la taille des deux jambes d’un individu est très fortement corrélée et il existe sans doute très peu de possibilités pour la sélection naturelle de faire évoluer ces deux caractères indépendamment. Un des exemples les plus emblématiques est sans doute l’évolution de la forme des becs des pinsons de Darwin sur l’Archipel des Galapagos qui sont sélectionnés à la fois sur leur longueur et leur étroitesse - ou a contrario pour être court et large - en fonction des ressources disponibles.

Comment avez-vous procédé pour mener ces expériences ?

François Mallard : Henrique Teotonio, qui dirige l’équipe de Génétique Évolutive Expérimentale à l’Institut de biologie de l’ENS (IBENS) a développé un système expérimental dédié à l’étude de l’évolution. Il a domestiqué pendant plus de 100 générations une population de nématodes, de l’espèce Caenorhabditis elegans, créée à partir de croisement d’individus collectés à travers le monde et partagés. Cette population contient donc un grand nombre de variations génétiques présentes dans des environnements naturels, mais qui ont eu le temps de s’agencer au cours de la domestication, pour atteindre un certain équilibre qui correspond à nos conditions de laboratoire – un peu comme elles le seraient dans une population naturelle.

Comme avez-vous utilisé la matrice G dans vos recherches afin de la rendre plus précise dans ses prédictions ?

François Mallard : Le but de nos recherches est d’étudier comment les variations génétiques, mesurées par la matrice G, contraignent l’évolution au cours de l’adaptation à un nouvel environnement – dans notre cas l’adaptation à un environnement riche en sel produisant un stress osmotique. Nous avons mesuré pour notre population de nématodes la matrice G des variances-covariances dans ce nouvel environnement. Ensuite nous avons laissé évoluer notre population dans ce nouvel environnement pendant 50 générations. Enfin nous avons mesuré l’adaptation des populations après évolution et nous avons mesuré leur évolution phénotypique.

Pourquoi avoir choisi le nématode Caenorhabditis elegans ?

François Mallard : Le nématode Caenorhabditis elegans est une espèce modèle en biologie depuis les années 1950, il a notamment été beaucoup étudié en biologie du développement, physiologie et en génétique. Sa petite taille et son cycle de vie court, d’environ 4 jours à 20°C, nous permettent d’étudier les dynamiques évolutives durant des dizaines de générations en quelques mois seulement. Il existe une grande communauté de chercheurs qui partagent de nombreuses ressources facilitant grandement son étude. L’énorme avantage de cette espèce en évolution expérimentale est la possibilité de congeler nos populations et ainsi de facilement comparer les populations ancestrales et celles évoluées dans une même expérience.

Quelles sont les conclusions de vos recherches ?

François Mallard : Nous avons montré qu’il est possible de prédire la direction de l’évolution : c’est-à-dire que la mesure de la matrice G des variances phénotypiques nous permet de savoir quels traits vont évoluer et dans quelles directions après un changement environnemental. Grâce à l’évolution expérimentale, nous pouvons faire évoluer plusieurs populations en parallèle et donc démontrer que l’évolution est prédictible. Nous utilisons pour cela des modèles théoriques qui ont été développés dès les années 1960. Mais nous montrons également que cette évolution ne suit pas le gradient de sélection : parce que les phénotypes sont génétiquement corrélés, ils ne peuvent évoluer librement les uns des autres, ce qui contraint l’évolution. Toutes les composantes phénotypiques ne peuvent être optimisées en même temps et l’évolution s’opère principalement le long d’une moindre résistance génétique, c’est-à-dire dans la direction où la variance génétique est la plus grande.

Quelles vont être les prochaines étapes de vos recherches ?

François Mallard : Notre étude ouvre pour moi une perspective très intéressante : lorsque nous mesurons les populations évoluées dans leur environnement d’origine, nous nous apercevons que celles-ci ont évolué dans une direction qui n’est pas prévue par la théorie – et donc par la mesure de la matrice G. Cela signifie certainement que la covariation génétique entre les phénotypes exprimés dans deux environnements différents a évolué très rapidement ! Pour étudier ce phénomène, je voudrais conduire de nouvelles expériences, mais cette fois en environnement fluctuant, les populations devront donc s’adapter à plusieurs environnements en même temps – une situation plus proche des conditions naturelles. Est-ce que l’on pourra toujours prédire l’évolution ou bien faudra-t-il prendre en compte l’évolution de la matrice G elle-même ? J’ai d’ailleurs soumis un projet « Jeune Chercheur » au dernier appel à projets de l’ANR pour explorer cette question.

 

À propos de François Mallard

« Il est nécessaire de créer des espaces dans lesquels les experts de différentes disciplines peuvent échanger et faire émerger des nouvelles recherches en collaboration. »

François Mallard intègre le département de biologie de l’ENS en tant qu’étudiant en 2005. Il effectue sa thèse dans le laboratoire d’écologie de l’ENS, puis à l’Institut d'écologie et des sciences de l'environnement (iEES) sous la direction de Thomas Tully. Il poursuit par un post-doctorat à Vienne au sein de l’institut de génétique des populations du Professeur Schlötterer. C’est ici qu’il acquiert son expertise en évolution expérimentale – l’étude des dynamiques évolutives en environnement contrôlé – chez la mouche drosophile, un modèle important en biologie. « La biologie évolutive est le domaine de la biologie qui questionne la façon dont a émergé la complexité des formes de vies actuelles et leurs interactions » explique le chercheur. « Lorsque l’on observe le vivant, il est fascinant d’en comprendre les mécanismes qui ont permis cette évolution… et cela aide aussi à prendre en compte les défis que posent les changements environnementaux d’origine anthropique », poursuit-il.

 En 2017, il rejoint l’équipe d’Henrique Teotonio, installée à l’Institut de biologie de l’ENS (IBENS) depuis 2014, pour poursuivre son travail, cette fois en utilisant le nématode. Il obtient un poste de chargé de recherche à l’Inserm en janvier 2021, qu'il occupe depuis maintenant presque 3 ans. « Dans le métier de chercheur, j’apprécie particulièrement la stimulation intellectuelle associée à la production de savoir, à la critique des connaissances passées et présentes. », estime François Mallard. « Je prends également toujours beaucoup de plaisir à ma pratique expérimentale, car je suis attaché à ce côté de ma recherche, à mettre en place et réaliser des expériences. »

« Il ne faut pas établir l’interdisciplinarité comme un but en soi, mais permettre ses conditions d’émergence. »

Si le chercheur considère que la recherche demande un fort degré d’indépendance et d’expertise au niveau individuel, l’échange et la discussion ont également une part importante dans le processus créatif. « Je pense qu’il est nécessaire de créer des espaces dans lesquels les experts de différentes disciplines peuvent échanger et faire émerger des nouvelles recherches en collaboration », appuie François Mallard. « Je crois cependant qu’il ne faut pas établir l’interdisciplinarité comme un but en soi, mais simplement permettre ses conditions d’émergence », tient-il à nuancer.

Pour le scientifique, la recherche est « un métier passionnant exercé par des passionnés » et aux étudiantes et étudiants qui souhaiteraient s’y diriger, il conseille avant tout de trouver « un sujet qui les intéresse suffisamment pour y consacrer plusieurs années, devenir un expert et contribuer à développer les connaissances. » Un processus qui, selon lui, passe souvent par « des rencontres avec des chercheuses et chercheurs, des discussions avec les enseignants, et qui peuvent créer des vocations », conclut-il.

Page Linkedin de François Mallard