Paul Veyne (L, 1955) : un penseur libre

Rencontre avec un des grands historiens du siècle, fidèle ami de Foucault et de Ville

Créé le
17 octobre 2022
Paul Veyne fut l'un des plus grands historiens de notre siècle, car il fut un penseur libre. Comme il devait l'expliquer lui-même en 2014 dans son essai autobiographique, Et dans l'éternité, je ne m'ennuierai pas, l'École normale supérieure, dont il fut l'élève de 1951 à 1955, lui permit de s'affranchir de qu'il appelait son provincialisme et son accent méridional, sans renoncer à cultiver sa profonde singularité.
Hommage à un historien érudit, un penseur libre.
Paul Veyne (1993)
Paul Veyne, grand historien de l'Antiquité en juillet 1993 - ©Getty image

Paul Veyne fut l'un des plus grands historiens de notre siècle. L'École normale supérieure, dont il fut l'élève de 1951 à 1955, ce "monastère laïc" pour reprendre ses propres termes, lui permit de nouer de solides amitiés, comme celle qui le lia à son camarade de promotion, Georges Ville et à son aîné de quatre ans, Michel Foucault.  À Paris, il découvrit l'anthropologie, la sociologie et les grandes théories économiques, qui lui firent concevoir cette troisième voie historique, qu'il traça, toute personnelle, loin des traditions de l'histoire méthodique et des carcans du marxisme mais qui sut aussi prendre ses distances avec l'avant-garde des Annales. Chaque étape de sa carrière académique est venue saluer l'originalité de son cheminement intellectuel. Ses postes successifs comme membre de l'École française de Rome (1955-1957), assistant de latin à la Sorbonne (1957-1961), comme maître de conférences et professeur de l'Université d'Aix-en-Provence (1961-1975), finirent par lui ouvrir les portes du Collège de France (1976-1998), alors qu'il avait à peine 46 ans.

Paul Veyne sembla souvent excentrique, car il se refusait d'adhérer avec conviction aux chapelles du temps, même à celles qu'il avait fréquentées dans sa jeunesse, comme pour mieux leur tourner le dos. La célèbre étude des affranchis qu'il tira d'une fine analyse du Satyricon de Pétrone et qu'il fit paraître en 1961 dans les Annales d'histoire économique et sociale, est significative à cet égard. Contrairement aux apparences, cet essai d'histoire sociale n'était en rien un acte d'allégeance à l'école de son condisciple Jacques Le Goff.

Il préférait assurément l'avant-garde à l'académisme historique, mais ce n'était pas ce qui l'avait conduit à relire Pétrone véritablement. Au fond, il n'avait cherché qu'à définir une catégorie propre à la société romaine : Trimalcion était l'affranchi-type voué à s'enrichir par les affaires, car sa marginalité sociale lui interdisait à jamais les cercles de la véritable élite de son temps. Ce goût pour la conceptualisation historique aboutit à son grand livre Le Pain et Le Cirque : sociologie historique d'un pluralisme politique sur le don civique dans le monde romain, dont il montra toute la singularité. Il sut même lui donner un nom, l'évergétisme qu'il avait emprunté à André Boulanger, mais pour lui donner une autre force. Faire un don à sa cité, en offrant un banquet, des spectacles ou un monument, était une obligation morale qui pesait sur les élites romaines. Il soulignait cette dynamique profonde, aussi puissante que le fut plus tard la charité chrétienne, mais dont le sens était si différent. L'évergétisme visait à honorer le devoir d'un membre de l'élite civique, la charité, à assurer au croyant un salut spirituel. Le premier visait le collectif, la communauté civique, le second l'individuel. Il n'était ainsi pour lui d'histoire sociale qui n'était aussi une histoire des mentalités. C'est cette spécificité de la société romaine qu'il cherchait à approcher.

À leur parution, on a parfois considéré aussi ses nombreuses études sur la sexualité et l'homosexualité (rassemblées dans L’Élégie érotique romaine. L’amour, la poésie et l’Occident, Paris, Le Seuil, 1983), comme des provocations. N'hésitait-il pas d'ailleurs, dans ses confidences autobiographiques, à évoquer ses penchants intimes à longueur de pages? Nombre de journalistes qui se contentent d'une lecture bien superficielle de son œuvre s'en délectent et ne cessent de l'interroger sur ces détails en oubliant la raison pour laquelle Paul Veyne en parlait. Il ne se pencha sur la question de la sexualité, de la sienne comme celle d'autrui, du reste sans jugement, que pour mieux la comprendre et la contextualiser. Comme pour tout historien, il regardait un objet sur une peinture pour mieux en saisir le cadre. Et en définissant la véritable forme du cadre, il saisissait la place de l'objet et son sens. Il fit ainsi en revenant à plusieurs reprises sur les homosexualités antique et contemporaine. Il en tira la distinction fondamentale entre le désir souvent sexué et le plaisir "unisexe", distinction qui était, selon lui, plus marquée dans la Rome antique qu'aujourd'hui. Un hétérosexuel était plus souvent un homosexuel d'occasion et de plaisir sous la République romaine que dans la France contemporaine. Il suivait-là les pas de Michel Foucault et de Georges Duby.  Pour cerner une société lointaine, il semblait prendre un détour, alors qu'il sondait ses profondeurs. Il ne cessa jamais d'ailleurs d'être historien, d'être un historien, agrégé de grammaire qui ne pouvait jamais s'éloigner longtemps de la littérature classique, de Sénèque ou de Virgile.

Il racontait volontiers que traduire le reposait, mais les notes qui accompagnaient ses traductions montrent bien que l'historien n'était jamais bien loin. Et l'historien était pour lui aussi bien un intellectuel engagé dans son temps qu'un homme de lettres épris de poésie, comme le montrent ses lectures ô combien riches et précieuses de René Char. Les conversations passionnées, dont il n'était pas avare, ont été pour celles et ceux qui eu la chance d'y être associées, les meilleures classes du monde. Il en publia certaines, dont la plus revigorante reste la série d'entretiens qu'il eut avec notre collègue helléniste Catherine Darbo-Peschanski, Le Quotidien et l'intéressant. Et il finit par avoir ainsi davantage disciples qu'il ne l'avait imaginé, à la rue d'Ulm comme dans nombre d'universités à travers le monde.

 

Christophe J. Goddard
Directeur d'AOROC

 


 

Repères bibliographiques

  • Comment on écrit l'histoire : essai d'épistémologie, Paris, Le Seuil, 1971
  • L’Inventaire des différences, Paris, Le Seuil, 1976
  • Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Le Seuil, 1976
  • L’Élégie érotique romaine. L’amour, la poésie et l’Occident, Paris, Le Seuil, 1983
  • Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Le Seuil, 1983
  • René Char en ses poèmes, Paris, Gallimard, 1990
  • La Société romaine, Paris, Le Seuil, 1991
  • Préface, traduction et notes à Sénèque, Entretiens, Lettres à Lucilius, Paris, R. Laffont, 1993
  • Introduction à Sénèque, De la tranquillité de l’âme, Paris, Rivages, 1993
  • René Char : La Sorgue et autres poèmes (en collaboration avec Marie-Claude Char), Paris, Hachette Éducation, 1994
  • Le Quotidien et l’Intéressant, Entretiens avec Catherine Darbo-Peschanski, Paris, Les Belles Lettres, 1995
  • Les Mystères du gynécée, avec Françoise Frontisi-Ducroux et François Lissarrague, Paris, Gallimard, 1998
  • Et dans l'éternité je ne m'ennuierai pas, Paris, Albin Michel, 2014
  • Palmyre, l'irremplaçable trésor, Paris, Albin Michel, 2015
  • Préface, traduction et notes à Virgile, L'Énéide, Paris, 2016