Concevoir les sciences juridiques comme des sciences sociales

Entretien avec Jean-Louis Halperin autour de son livre « Une histoire des droits dans le monde » (CNRS éditions, 2023)

Créé le
17 janvier 2024
À l’occasion de la parution récente de son livre « Une histoire des droits dans le monde » (CNRS éditions, 2023), Jean-Louis Halperin, historien et professeur du droit à l’ENS-PSL, nous dévoile l’objet de son livre qui, s’appuyant sur des recherches internationales en droit comparé, porte sur l’histoire des systèmes juridiques, de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, et à leurs multiples rôles sociaux et politiques.
Jean-Louis Halperin
Jean-Louis Halpérin sur le Campus Jourdan, décembre 2023

Pouvez-vous nous présenter votre nouvel ouvrage « Une histoire des droits dans le monde » (CNRS éditions, 2023) ?

Jean-Louis Halperin : Les développements récents de l'histoire comparée du droit permettent aujourd'hui de proposer une synthèse à l'échelle du monde. Ma perspective consiste à considérer que la technique juridique a été inventée et développée (comme l'a été la monnaie) dans des aires séparées (les "mondes" chinois, romain et juif) au cours de l'Antiquité. Complétés par les droits canonique et islamique, ces systèmes juridiques se sont maintenus pendant des siècles, avant d'entrer en contact et d'être transformés par l'émergence des États modernes puis par la colonisation occidentale.
Ce sont ces dynamiques d'invention et de circulation des normes juridiques que j'ai voulu présenter à l'échelle du monde et jusqu'à aujourd'hui. Cette essai de synthèse est une histoire parmi d'autres possibles sur les transformations et les transferts qui ont abouti à la mondialisation actuelle.

Quelles sont les grandes transformations du droit depuis l'Antiquité ?

Jean-Louis Halperin : Cet ouvrage s'attache surtout aux processus de transformations formelles d’ordres juridiques, comme ensembles de règles impératives, justiciables et susceptibles de changement. Ainsi il y est question du développement de l'usage de la législation avant et depuis l'État moderne, de la portée reconnue des décisions judiciaires, de la rédaction de codes et de constitutions, du cas où un caractère normatif est reconnu aux opinions des juristes, et de l’avènement de règles internationales.
Pour autant, les transformations substantielles du droit ne sont pas ignorées, notamment pour mettre en valeur les révolutions juridiques qui ont affecté le droit des personnes (notamment l'esclavage), le droit pénal, le droit de la famille, le droit public... Plus on avance dans le temps, plus les systèmes juridiques se ressemblent formellement, mais plus ils divergent substantiellement selon des grilles de lecture qui varient avec le temps.

Quelles sont les recherches actuelles en matière de droit comparé ? Et pouvez-vous nous donner un ou deux exemples de ces recherches?

Jean-Louis Halperin : Longtemps les travaux en droit comparé ont porté sur le droit privé et sur les différences entre pays de droit civil et pays de common law. Les recherches de ces dernières décennies ont étendu la comparaison à toutes les parties du droit, notamment au droit constitutionnel et aux droits humains.
À titre d'exemple, je coordonne un programme ANR sur les pays d'Asie et d'Afrique avec une pluralité de lois personnelles en matières familiale et cette recherche, menée avec deux autres centres du CNRS, nous montre que les grilles de lecture traditionnelles, comme celles des pays de droit civil et de common law, ne sont pas éclairantes dans certains domaines.

Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur « l'histoire du droit » ? Comment cette discipline se réinvente-t-elle et comment dialogue-t-elle avec les sciences humaines et sociales ?

Jean-Louis Halperin : Entré à l'ENS par le concours lettres, option histoire, en 1979, j'ai mené parallèlement trois années de scolarité en droit et en histoire. L'histoire du droit s'est trouvée à la conjonction de mes intérêts, j'ai choisi un sujet de thèse d'histoire du droit (sur le Tribunal de cassation sous la Révolution française) et la même année obtenu un poste d'assistant en histoire du droit.
Devenu professeur d'histoire du droit en 1988, je me suis trouvé un peu en décalage avec un corps disciplinaire (remontant à la création de l'agrégation d'histoire du droit en 1896) majoritairement conservateur. Grâce à l'exemple de collègues étrangers et au soutien de collègues français, j'ai pu participer à la redéfinition des terrains et des méthodes de l'histoire du droit. Mon arrivée comme premier professeur de droit à l'ENS à 2003 m'a beaucoup aidé, au sein du département de sciences sociales, à ancrer encore plus mes recherches et mon enseignement dans les sciences sociales.

Dans l’histoire du droit peut-on parler d’un système juridique global/ transnational ?

Jean-Louis Halperin : L'essentiel des règles juridiques relève encore aujourd'hui des droits nationaux ou de conventions internationales auxquelles les États ont souscrit. À proprement parler, il n'y a pas pour moi de système juridique global ou transnational. En revanche, certaines parties du droit international ont un caractère mondial et il existe des espaces, dans les frontières étatiques ou par-dessus ces frontières (du fait de la circulation des personnes et des capitaux), où des règles transnationales échappent pour partie au contrôle des États.

Je préfère parler de globalisation ou de mondialisation du droit, et de la discipline de l'histoire du droit, que de droit global ou d'histoire mondiale du droit.

Qu'est-ce que les conflits que nous traversons actuellement peuvent nous apprendre sur les évolutions et les problématiques contemporaines du droit international ? S'agit-il d'un tournant historique et y voyez-vous des modifications en cours ?  

Jean-Louis Halperin : La mondialisation économique et la quasi-disparition des systèmes collectivistes n'ont pas fait disparaître les antagonismes entre démocraties constitutionnelles et régimes illibéraux, entre systèmes juridiques ouverts au changement sur le droit des personnes et systèmes juridiques plus traditionalistes et, bien sûr, les conflits qui donnent lieu à des guerres et à des violences extrêmes. Les "retournements" sont fréquents dans le domaine juridique, comme le montrent par exemple les récents revirements de la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis sur l'avortement ou la discrimination positive.
Les révolutions juridiques s'apprécient dans la durée, on peut en reconnaître facilement dans le passé, il est plus difficile de les appréhender dans le présent, nous le voyons bien avec les phénomènes de repli protectionniste.

Enfin, que diriez-vous à un(e) futur(e) étudiant(e) pour l'inciter à étudier « l'histoire du droit » ?

Jean-Louis Halperin : Concevez les sciences juridiques comme des sciences sociales qui observent des règles juridiques, indépendamment de leur application à nous-mêmes (c'est-à-dire d'un point de vue "modérément externe"). Cette méthode scientifique s'applique aux règles du passé comme à celles du présent.
Les sciences juridiques (telle qu'elles sont pratiquées au CNRS, dans les universités et à l'ENS) sont la théorie du droit, la sociologie et l'histoire du droit. Chacune de ces sciences a besoin des deux autres, alors pourquoi pas l'histoire du droit ?

À propos de Jean-Louis Halperin
 

Ancien élève de l'École normale supérieure, Jean-Louis Halpérin est un historien du droit français. Après une thèse sur le Tribunal de cassation sous la Révolution française, il obtient son agrégation d'histoire du droit en 1988. Il enseigne à l'Université Lyon III, à l'Université de Bourgogne et depuis 2003 à l'École normale supérieure où il a été directeur du département de Sciences sociales de 2006 à 2010. Il est membre et directeur de l’UMR 7074 « Centre de Théorie et Analyse du Droit » au département de Sciences sociales de l’ENS depuis 2015.
Il étudie particulièrement le droit comparé et l'histoire du droit de l'époque contemporaine. Ses travaux ont porté notamment sur le Code civil : c'est dans ce cadre qu'il a été nommé en 2004 président du Comité Exposition pour le Bicentenaire du Code civil.

En 2023, Jean-Louis Halperin reçoit le prix Bartolo per le scienze giuridiche e politico-sociali ,et la même année, la faculté de droit de l'université de Lisbonne lui attribue le doctorat honoris causa pour l'ensemble de sa carrière.

Jean-Louis Halpérin a notamment publié une Histoire des droits en Europe de 1750 à nos jours (Flammarion, 2004, rééd. Champs, 2020) et, avec Frédéric Audren, La Culture juridique française. XIXe XXe siècles (CNRS Éditions, 2013, rééd. Biblis, 2022).

En 2024, Jean-Louis Halperin reçoit la médaille d'argent du CNRS.