Prométhée en flammes : l’urgence climatique au Caucase

Entretien avec Mikheil Elashvili professeur invité au Laboratoire AOROC

Créé le
27 novembre 2023
Grâce à une bourse européenne attribuée à des chercheurs georgiens, Mikheil Elashvili, spécialiste en géosciences de l’Université d’État Ilia de Tbilissi, est professeur invité à l’ENS en décembre 2023 au Laboratoire AOROC. Avec Anca Dan (AOROC-DSA), il co-organise le colloque international « Changement climatique et interaction homme-environnement dans le Caucase : perspectives géo-bio-archéologiques et littéraires », qui a lieu à l'ENS les 1er et 2 décembre 2023.
Photos Mikheil Elashvili
Mikheil Elashvili lors de l'expédition en 2021 sur le Mont Kazbegi (altitude maximum 5035 m)

Vous êtes un mathématicien qui s’est spécialisé en SIG (Système d'Information Géographique) avant de devenir chercheur et professeur universitaire, doyen en géosciences, coordonnateur de projets internationaux pluridisciplinaires sur les changements climatiques et environnementaux. Comment avez-vous pu maîtriser tous ces domaines ?  Et qu’est-ce que l’interdisciplinarité pour vous ?

Mikheil Elashvili : Les frontières entre disciplines sont artificielles. D’ailleurs, la plupart des questions auxquelles nous essayons de répondre sont complexes et demandent des savoirs variés. Il est vrai qu’au XXIe siècle, les connaissances accumulées sont telles qu’il est difficile de tout savoir en détail, mais il est essentiel d’avoir des compétences étendues, pour pouvoir saisir une problématique et travailler avec une équipe multidisciplinaire.
J’ai obtenu une Licence et un Master en mathématiques parce dès le début, je souhaitais comprendre les relations quantitatives entre les composantes de notre monde, en rassemblant les données et en modélisant numériquement différents phénomènes. Quand j’étais étudiant, j’ai commencé à travailler avec des sismologues et ensuite je me suis tourné tout naturellement vers les géosciences. Lorsque j’étais élève et ensuite étudiant, je m’intéressais aussi à l’art (la peinture, l'artisanat du bois et du métal) et à l’archéologie. Enfant, je participais déjà à des fouilles archéologiques ! C’est ce qui m’a permis de faire le lien avec les domaines littéraires, l’histoire et l’archéologie, qui sont une partie importante des projets multidisciplinaires que je mène.

Le Caucase – et la Géorgie en particulier – offre une grande diversité de paysages, des bords de mer et marécages à la haute montagne et aux glaciers. Pour obtenir une image complète des changements environnementaux et climatiques, il faut étudier tous ces milieux. Quelles sont les méthodes de vos équipes ? Comment articulez-vous tous les résultats ?

Mikheil Elashvili : Je participe et je dirige des projets de recherche qui visent à la reconstruction des paléoclimats, des paléoenvironnements et des interactions entre hommes et milieux géographiques. Ces études permettent non seulement de mieux connaître le passé de l’humanité, mais aussi de proposer des scénarios pour l’adaptation future aux changements du climat. L’impact humain sur les géo-écosystèmes globaux continue de croître et est devenu récemment extrêmement important. Nous avons désormais des preuves claires que ce sont bien les humains qui ont entraîné le dérèglement climatique par une exploitation excessive des ressources naturelles et par des changements dramatiques des paysages.

Dans nos études, nous utilisons des techniques de télédétection, qui évoluent rapidement, comme les images satellitaires et LIDAR complétées par la photogrammétrie 3D par drone ; les prospections radar ; l’interférométrie radar au sol ; les systèmes de balayage acoustique, etc. Pendant les dernières années, avec nos collègues européens et américains, nous avons collecté et analysé une série importante de géoarchives, composées de carottes sédimentaires prélevées dans des lacs et des fleuves, dans les mers et les tourbières.

De nos jours, la recherche géoarchéologique multidisciplinaire, réalisée en équipe, dépasse les limites du travail classique en archéologie et en géomorphologie : les méthodes archéologiques sont articulées avec celles de la géomorphologie, de la sédimentologie, de la géochronologie, de la paléobiologie, de la glaciologie et de la télédétection, pour rassembler le plus de données possibles sur les milieux des habitats humains.

Mikheil Elashvili
Lizi Gadrani et Mikheil Elashvili prélèvent une carotte de glace lors de l'expédition en 2021 sur le Mont Kazbegi (altitude maximum 5035 m)


Pendant les dernières années, la Géorgie a connu plusieurs catastrophes dues au changement climatique : la dernière remonte à août 2023. Que s'est-il passé ? Comment vos équipes interviennent sur ces sujets ?

Mikheil Elashvili : La Géorgie et le Caucase en général représentent un terrain complexe, où l’activité tectonique a toujours provoqué des catastrophes naturelles. Mais pendant les dernières décennies, nous observons une intensification des événements catastrophiques, en particulier des crues soudaines, des coulées de débris et des glissements de terrain. Les débris glaciaux de Kolka en 2002, et de Devdoraki en 2014 ont été dévastateurs, mais n’ont guère attiré l’attention du public. Depuis, plusieurs crues soudaines liées à la fonte des glaciers ont été enregistrées à plus petite échelle dans le Caucase et nous sommes désormais sûrs que ces catastrophes sont déterminées par le réchauffement climatique global. Malheureusement, une période de dix ans est assez courte pour que les nouvelles connaissances soient pleinement comprises et acceptées par la société. En août 2023, des chutes catastrophiques de pierres se sont produites sur le glacier Tbilisa, entraînant une coulée de débris dévastatrice qui a frappé la station balnéaire de Shovi et a tué 40 personnes. Le glaciologue Levan Tielidze, membre de notre équipe, étudie activement cette catastrophe et pense qu’il s’agit d’un événement similaire à celui de Devdoraki.

À présent, on observe une fonte accélérée des glaciers et du pergélisol. Il est vrai qu’à l’échelle du temps géologique, notre planète est à nouveau dans un cycle de réchauffement qu’elle a traversé plusieurs fois auparavant. Mais à l’échelle de l’histoire de l’humanité, nous entrons dans une période de risques naturels accrus liés à l’instabilité des flancs des montagnes, aux processus gravitationnels et météorologiques. La tragédie de cette année a montré encore une fois à quel point nous sommes mal préparés et à quel point nous n’acceptons toujours pas ce à quoi nous sommes confrontés.

Image satellitaire du glacier Tbilisa, SPOT 05/08/2023, montrant la source de la chute de pierres et des débris qui ont suivi
Image satellitaire en haute résolution de 08/08/2023, montrant la station Shovi couverte de débris (droits : Maxar WorldView-3, D. Pettl @ D.Shugar)
•	Image satellitaire du glacier Tbilisa, SPOT 05/08/2023, montrant la source de la chute de pierres et des débris qui ont suivi
Image satellitaire du glacier Tbilisa, SPOT 05/08/2023, montrant la source de la chute de pierres et des débris qui ont suivi
•	Carte géomorphologique glaciologique du Grand Caucase central, en haute définition (échelle 1:33,000) (https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17445647.2023.2261490 )
Carte géomorphologique glaciologique du Grand Caucase central, en haute définition (échelle 1:33,000)

Alors que tout le monde était enfermé chez soi pendant la pandémie Covid, vous étiez avec votre collaboratrice Lizi Gadrani (Université du Maine) et votre équipe sur le glacier Kazbegi, en train de prélever une carotte de glace. Pourquoi ?

Mikheil Elashvili : Notre planète enregistre les informations sur le passé, qui peuvent nous renseigner sur ce qu’il faut attendre dans l’avenir : nous appelons ces dépôts de données des géo-archives. Les glaciers contiennent des couches de glace et des bulles d’air microscopiques, accumulées pendant des millénaires. Or, les montagnes du Caucase sont parmi les rares endroits habités dans le monde où de telles archives géo-archéologiques sont encore disponibles. Je crains que nous ne soyons en train de compter les derniers jours de leur existence : il est vraiment urgent de collecter ces carottes de glace profonde, avant que les glaciers du Caucase ne fondent complètement.

Le carottage dans la glace profonde, à des altitudes de 4 500 à 5 000 m, nécessite une expertise et un équipement spécial. Les analyses en laboratoire des carottes de glace et leur interprétation exigent des techniques et des méthodologies de pointe disponibles uniquement dans quelques institutions à travers le monde. Compte tenu de l’urgence du sujet, malgré la pandémie de Covid 19, nos collègues glaciologues de l’Institut de recherches sur le changement climatique, de l’Université du Maine, sous la direction de Andrei Kurbatov, et nos collègues archéologues de l’Université de Nottingham, sous la direction de Christopher Loveluck, ont proposé ce projet et ont mis à disposition les moyens nécessaires.

En 2021, nous avons pu organiser une expédition pilote sur le glacier Gergeti (Mont Kazbegi, 5035 m) : c’était une réussite due à l’expérience des chercheurs et à l’énergie de nos étudiants de premier cycle. Aux côtés de Levan Tielidze, qui participe actuellement à une expédition en Antarctique, Lizi Gadrani a joué un rôle clé dans le projet : c’est Lizi, actuellement doctorante à l’Université du Maine, qui a dirigé l’expédition sur le Kazbegi. Nous avons pu récupérer deux carottes de glace peu profondes et nous les avons transportées à l’Université du Maine. Les analyses des échantillons de glace récupérés ont révélé une fonte spectaculaire de la glace, qui fait disparaître ces archives naturelles à un rythme non soupçonné auparavant.

Cet été, Lizi, avec nos doctorants Akaki Nadaraia et Guram Imnadze, ont prospecté le glacier d’Adishi, où nous souhaitons étendre bientôt nos études. Notre consortium multidisciplinaire comprend également les universités allemandes de Cologne et de Leipzig, l’Institut archéologique allemand et, bien évidemment, l’École normale supérieure de Paris (avec le laboratoire AOROC). Nous prévoyons de compléter les données issues de l’analyse des glaciers avec d’autres géo-archives – des sédiments lacustres, fluviaux et des tourbières, avec des données archéologiques et historiques (issues des textes littéraires).

Pourquoi pensez-vous que les chercheurs français devraient s’intéresser au Caucase et à la Géorgie tout particulièrement ?

Mikheil Elashvili : Tout d’abord, je pense que le Caucase représente un véritable laboratoire naturel : il y a des paysages extraordinaires et des zones climatiques, des archives géologiques et glaciologiques, une tectonique active et un volcanisme extrêmement diversifiés. Tout cela est concentré dans une région assez restreinte, offrant des opportunités de recherche uniques. En même temps, cette situation géographique a joué un rôle important dans l’histoire : le Caucase est un « carrefour » pour la migration des premiers humains de l’Afrique et un refuge pour les espèces animales et végétales lors des derniers maxima glaciaires (DMG). Le Caucase a été habité par les Néandertaliens et l’Homo Sapiens Sapiens et a vu naître et se succéder de nombreuses cultures, à partir du début de l’Âge du Bronze. C’est dans le Caucase que se situe la Colchide – pays de la Toison d’Or recherchée par les Argonautes et Prométhée enchaîné par Zeus après avoir offert le feu aux humains. Je suppose donc que les réponses à de nombreuses questions mondiales peuvent être trouvées dans la région du Caucase.

La seconde raison est la communauté des chercheurs en Géorgie, qui, je crois, est tout à fait ouverte et disposée à collaborer. Mon parcours universitaire en est un bon exemple, et je constate à quel point cette collaboration internationale est bénéfique. La Géorgie, située aux confins de l’Europe et de l’Asie, a fait son choix il y a plusieurs siècles : elle s’identifie comme faisant partie de l’Europe, partageant des valeurs et des objectifs communs.

Est-il possible pour nos chercheurs et étudiants français de venir étudier la nature et l’histoire de la Géorgie ?

Mikheil Elashvili : Mon équipe en Géorgie a une longue expérience dans l’accueil des étudiants de l’UE et des États-Unis, qui ont débouché sur plusieurs projets de Master et de Doctorat. À présent, nous souhaitons promouvoir les échanges universitaires. Nous accueillons également des projets de recherche individuels : nous avons à la fois l’expérience de l’accueil, l’infrastructure et le soutien nécessaire aux besoins de la recherche.

Mikheil Elashvili

 

Entretien réalisé par Anca Dan, historienne et archéologue au laboratoire Archéologie et Philologie d’Orient et d’Occident de l’ENS-PSL.