La glaciologie aujourd’hui - une recherche de la dernière chance ?

Entretien avec le glaciologue Paul Mayewski, professeur invité au CERES

Créé le
27 novembre 2023
À l’occasion du colloque international « Changement climatique et interaction homme-environnement dans le Caucase : perspectives géo-bio-archéologiques et littéraires » organisé à l’ENS le 1er et le 2 décembre 2023, le Professeur Paul Mayewski, paléo-climatologue, glaciologue et explorateur à l’Université du Maine invité par le CERES, nous raconte ses explorations en milieu extrême et son engagement au service de la lutte contre le réchauffement climatique.
M. Paul Mayewski
Paul Mayewski sur la côte de l'Antarctique en 2008- Collection personnelle

Comment êtes-vous devenu glaciologue et climatologue ?

Paul Mayewski : J’ai commencé à étudier la glaciologie parce que j’étais fasciné par les pays lointains, les montagnes et les régions froides ainsi que par la possibilité d’y voyager. Afin de comprendre pourquoi les glaciers changeaient leur étendue et interpréter les archives glaciaires, il fallait étudier le climat. C’est ce qui m’a déterminé à privilégier non seulement la recherche sur le climat actuel, mais aussi celle sur les climats passés ainsi que les recherches sur le climat futur.

Qu’est-ce qu’une carotte de glace et quel type de données peut-elle nous offrir sur le réchauffement climatique ?

Paul Mayewski : Les carottes sont des cylindres extraits des calottes glaciaires des pôles ou des hautes montagnes. Leurs dimensions varient de plusieurs mètres (auquel cas elles contiennent des archives de quelques années ou décennies) à quelques milliers de mètres (ce qui peut correspondre à des millénaires, voire des millions d’années de dépôts atmosphériques). Par l’analyse physique et chimique de la glace, on peut reconstruire l’histoire des températures et des précipitations, et ainsi améliorer les  modèles de circulation atmosphérique. On y mesure la composition chimique de la paléo-atmosphère (gaz et particules). Elles gardent la signature des éruptions volcaniques et des chutes de météorites. Nous pouvons également y mesurer les quantités de poussière, l’activité biogénique marine et terrestre, les incendies des forêts et beaucoup d’autres paramètres environnementaux.

Vous-même et vos équipes avaient battu plusieurs records d’expéditions en milieu extrême. Quelle a été votre expédition préférée ?

Paul Mayewski : Au cours de ma carrière, j’ai déjà eu l’occasion de diriger plus de soixante expéditions et de travailler avec de nombreux collègues, des étudiants et  des populations locales. Chaque expédition a ses moments mémorables, mais deux de mes expéditions sortent de l’ordinaire :

La première fut en fait une série d’expéditions menées dans les années 1970 en Antarctique, au nord de la terre Victoria. Il fallait parcourir, généralement pendant plus de cent jours au cours de la saison, des centaines de kilomètres en motoneige et à pied, sans assistance dans cette région isolée à l’exception des points d’arrivée et de départ. Nous avons été les premiers à explorer cette région et à gravir plusieurs de ses montagnes. Nous avons affronté des tempêtes extrêmement violentes, traversé des champs de crevasses, et au final nous avons appris que les glaciers de la région n’étaient pas aussi impérissables que nous le pensions au début.

L’autre expédition très passionnante s’est déroulée au Ladakh, dans l’Himalaya indien, à la fin des années 1970. Après six longues semaines de marche, nous sommes arrivés sur le site, un petit plateau montagneux perché à environ 5 800 m d’altitude. Nous avons traversé des villages qui avaient été très peu, sinon jamais, visités par des étrangers. Nous y avons appris à travailler avec la population locale, même si nous ne parlions pas sa langue. L’Inde ne nous autorisait pas à emporter avec nous des cartes ou des moyens de communication ;  nous ne pouvions  compter que sur nous-mêmes. Nous avons dû gravir plusieurs grandes cascades de glace, tout en nous adaptant à la haute altitude et aux conditions locales. Au final, notre temps a été bien utilisé, nous avons pu montrer comment la composition chimique de la neige et de la glace pouvait être utilisée pour identifier les modèles de la circulation atmosphérique. Dans ce cas précis, il s’agissait de différencier la composition chimique de l’atmosphère hivernale et de la composition estivale afin de comprendre le comportement de la mousson de l’Asie du Sud qui est une source d’eau vitale pour les habitants de la région.

Paul Mayewski au nord de la terre Victoria, Antarctique 1976. Photo par John Attig, membre de l'équipe.


Est-il encore nécessaire qu’un glaciologue soit aussi un explorateur ? Et comment pouvez-vous être en même temps chercheur, professeur, directeur d’un institut de recherche mais aussi explorateur des régions extrêmes ?

Paul Mayewski : De nos jours, bien qu’il soit possible de faire des progrès importants dans la recherche grâce à la télédétection, l’étude du terrain reste essentielle pour calibrer les systèmes de détection. Quand on étudie l’environnement, les êtres humains et l’écosystème, l’observation distante n’ouvre pas la même perspective que le travail de terrain. L’exploration de terrain restera toujours nécessaire.

Je peux mener de front et trouver un équilibre entre les différents aspects de ma carrière parce que j'ai toujours été entouré par des personnes extrêmement compétentes et talentueuses. Nous travaillons toujours en équipe, ce qui implique que nous connaissons nos forces et nos faiblesses respectives et que nous nous soutenons mutuellement. Il est facile d’avoir une carrière diversifiée si l’on est passionné par ce qu’on fait et si l’on prend conscience du fait que, dans un domaine en plein essor comme celui du changement climatique, il faut sortir des sentiers battus pour maintenir un bon rythme et apporter des contributions originales.

Pour faire des carottages là où personne ne l’a fait avant vous et pour en obtenir des résultats révolutionnaires, vous et votre équipe devez créer ou, du moins, adapter vos instruments à vos besoins. Quelle est l’invention technique dont vous êtes le plus fier ?

Paul Mayewski : Nous modifions constamment notre équipement de terrain et notre méthodologie en fonction des caractéristiques de la région que nous souhaitons étudier. La réalisation dont je suis le plus fier est le développement d’un système laser pour l’échantillonnage et l’analyse des carottes de glace. Nous n’avons pas été les premiers à construire une telle machine, mais jusqu’à présent, nous avons été ceux qui ont le mieux réussi en termes de capacité d’échantillonner de longues sections des carottes. Ainsi, notre résolution d’analyse est de huit mille échantillons par mètre alors que la norme habituelle est de cent  échantillons par mètre. Ceci nous permet de travailler sur des carottes de glace provenant de régions froides et sèches, caractérisées par une accumulation annuelle de neige minimale. Nous pouvons aussi travailler sur des carottes de glace fortement condensée, dans lesquelles on peut récupérer une résolution annuelle et, dans de nombreux cas, même une résolution à l’échelle d’une tempête.

Paul Mayewski au Ladakh, dans l'Himalaya, près d'un des camps de l'ascension de 1980. Photo par Peter Jeschke, membre de l'équipe.


Quel est, selon vous, le résultat scientifique le plus important de vos équipes ?

Paul Mayewski : Nous avons démontré que le climat peut changer plus rapidement qu’un cycle politique [sic] – donc plus vite qu’un intervalle de 2 à 4 ans – et plus particulièrement qu’il est affecté par les changements de la circulation atmosphérique et par l’étendue des glaces marines. Nous avons fait cette découverte lors de notre analyse de la carotte de glace prélevée au sommet de la calotte glaciaire du Groenland. Avant cette découverte, la communauté scientifique supposait que le climat changeait lentement, c’est-à-dire sur des centaines d’années, et, en conséquence, que les changements des niveaux du gaz à effet de serre, entre autres, pourraient être absorbés par le système, ignorant les réponses rapides que nous observons aujourd'hui.

Est-ce que l’interdisciplinarité est importante dans la recherche sur le climat ? Et quelles sont les disciplines avec lesquelles vous interagissez le plus ?

Paul Mayewski : L’interdisciplinarité est cruciale ! Ce sont les humains qui ont défini les disciplines. Or, dans presque tous les cas, les problèmes complexes que nous, chercheurs, découvrons et étudions, ne peuvent pas être entièrement compris ou correctement étudiés sans faire appel à plusieurs disciplines.

Paul Mayewski coordonne l'échantillonnage d'une carotte de glace pendant la traversée de l'Antarctique de l'Ouest en 2002. Photo par Dan Dixon, membre de l'équipe.


Quelle formation de niveau Licence ou Master-Thèse recommandez-vous à un jeune de 20-22 ans qui voudrait venir étudier la climatologie dans votre laboratoire ?

Paul Mayewski : Le changement climatique est un champ de recherche qui connaît une évolution rapide et notre Institut est toujours ouvert aux candidats qui ont une bonne formation en sciences physiques, chimiques, biologiques et sociales et qui souhaitent contribuer à la compréhension du climatique et de ses conséquences.

Y a-t-il encore un avenir pour les glaciologues dans un monde où la glace a fondu ?

Paul Mayewski : Il reste encore beaucoup à faire si nous voulons tirer les leçons du passé et faire des prévisions plus solides sur le changement climatique et ses conséquences futures. À l’avenir, on pourra étudier la glace de plus en plus profonde. Cela nécessitera de nouveaux outils de datation et de nouvelles analyses.

Entretien réalisé par Anca Dan, historienne et archéologue au laboratoire Archéologie et Philologie d’Orient et d’Occident de l’ENS-PSL.