« Grâce à de continuelles avancées technologiques, les neurosciences sont en perpétuel mouvement »

Professeure junior à l’ENS-PSL, Alex Cayco Gajic a rejoint le prestigieux réseau européen FENS-Kavli Network of Excellence

Créé le
21 novembre 2023
Chercheuse au Laboratoire de Neurosciences cognitives et computationnelles du département d’études cognitives de l’ENS, Alex Cayco Gajic étudie la façon dont les réseaux neuronaux du cerveau contrôlent le comportement et apprennent de nouvelles tâches, en utilisant des méthodes mathématiques.
 
Des recherches interdisciplinaires à la croisée des nouvelles technologies, qui l’ont amenée à rejoindre récemment le FENS-Kavli Network of Excellence, un prestigieux réseau européen de jeunes chercheurs en neurosciences. À cette occasion, Alex Cayco Gajic revient sur son parcours et ses récents travaux. Rencontre.
Alex Cayco Cagic
Alex Cayco Cajic

Vous êtes aujourd’hui professeure junior au département d’études cognitives de l’ENS. Quel a été votre parcours ?

Dès l’âge de quatorze ans, je me suis posé beaucoup de questions sur la taille, la structure et la forme de l'univers. La cosmologie exerçait une telle fascination sur moi que je suis allée à Caltech, aux États-Unis, pour étudier la physique. Mais je me suis rapidement rendu compte que ce que j’appréciais le plus dans mes cours, c’étaient les concepts mathématiques abstraits, et que ceux-ci pouvaient avoir une valeur esthétique. Je me suis aperçue que le processus menant à la compréhension de la démonstration d’un théorème mathématique s’apparente à l’écoute d’un morceau de musique : on entend les mélodies de chaque instrument tout en appréciant la beauté de l’agencement et la structure de l’ensemble. C’est la raison pour laquelle, dès la première occasion, j’ai changé de discipline et me suis consacrée aux mathématiques.

« Le processus menant à la compréhension de la démonstration d’un théorème mathématique s’apparente à l’écoute d’un morceau de musique »

Vous êtes donc mathématicienne de formation. Comment en êtes-vous arrivée à diriger vos recherches vers les neurosciences computationnelles ?

Après avoir terminé mes études à Caltech, je suis allée faire mon doctorat à l’Université de Washington, afin d’approfondir mes connaissances en mathématiques appliquées. À cette époque, j’étais membre de l’équipe d’Eric Shea-Brown, qui était mon directeur de thèse et faisait de la recherche en neurosciences computationnelles. Au début, j’avais choisi son équipe uniquement par intérêt pour les méthodes mathématiques qu’il employait, c’est-à-dire les systèmes dynamiques et les processus stochastiques, relevant des probabilités. Mais comme j'étais entourée de chercheurs qui appliquaient ces méthodes aux neurosciences, j’ai peu à peu commencé à étudier ce domaine moi aussi. À mesure que j’en apprenais plus sur le cerveau, je me sentais attirée par les théories visant à expliquer le fonctionnement des réseaux neuronaux. Cependant, je trouvais difficile de cerner les questions fondamentales en neurosciences et de savoir comment les aborder au travers des mathématiques.

Pour en apprendre plus sur les neurosciences, j’ai décidé de faire mon post-doctorat dans une équipe de neurosciences expérimentales : celle d’Angus Silver à University College London. Durant cette période, j’ai appris la modélisation de réseaux biologiques de neurones ainsi que l’analyse statistique de données de grande dimension. Par ailleurs, je suis parvenue à me mettre à niveau pour trouver des problématiques de recherche en neurosciences pertinentes. J'avais élaboré des théories sur le fonctionnement des réseaux neuronaux pendant mon doctorat, mais je me suis aperçue que je n'étais pas sûre que mes hypothèses correspondent aux réseaux biologiques. Peu après, j’ai obtenu mon poste de professeure junior à l’ENS, avec pour but d’utiliser à niveau égal mes nouvelles connaissances neuroscientifiques et ma formation en mathématiques afin d'étudier la façon dont les réseaux neuronaux du cerveau contrôlent le comportement et apprennent de nouvelles tâches.

Vous faites aujourd’hui partie du Group for Neural Theory (GNT) au sein du Laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles du département d’études cognitives de l’ENS. En quoi consiste-t-il ?

Au GNT, trois équipes étudient le fonctionnement des réseaux de neurones en utilisant des méthodes mathématiques. Nous organisons des séminaires et clubs de lecture, et partageons le même lieu où se trouvent les bureaux de tous les doctorants et post-doctorants. Par conséquent, l'atmosphère du GNT est interactive et conviviale, ce qui encourage une culture scientifique enrichissante.

Alex Cayco Gajicavec son groupe
Alex Cayco Gajic et les membres de son équipe font partie du Group for Neural Theory (GNT) au sein du Laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles du département d’études cognitives de l’ENS

Vos recherches actuelles portent sur la manière dont le cervelet contrôle le comportement, de l'apprentissage moteur à la cognition. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je m’intéresse surtout aux comportements dits « naturalistes ». Souvent, dans les expériences neuroscientifiques, le sujet apprend à faire une tâche simple, par exemple, à déplacer sa main vers une cible. C’est une stratégie pour limiter la variabilité non contrôlée par l'expérimentateur, mais qui ne reflète pas la complexité de l’apprentissage hors laboratoire. En effet, quand on apprend à jouer au tennis, on améliore son revers en même temps que l’on travaille son jeu de jambes et sa stratégie de jeu. De plus, les différents processus d’apprentissage sont menés par plusieurs régions du cerveau, dont le cervelet, le néocortex et les ganglions de la base. Cependant, nous ne savons toujours pas comment ces régions arrivent à apprendre en coordination pendant des tâches complexes, d’autant plus que les règles d’apprentissage sont uniques à chaque région.

Dans mon équipe, nous abordons ces questions en analysant l’activité de milliers de neurones, qui est enregistrée au cours de l’apprentissage d’une tâche. Cela nous permet ensuite d’élaborer des théories mathématiques sur la façon dont les réseaux de neurones apprennent à effectuer des tâches complexes. En outre, nous développons de nouvelles méthodes mathématiques et computationnelles permettant d’identifier les caractéristiques de l’apprentissage des tâches dans les données neuronales de grande dimension.

Vous venez d’être sélectionnée pour rejoindre le prestigieux réseau européen FENS-Kavli Network of Excellence. Qu’est-ce que cela représente pour vous ? Que va vous apporter ce réseau ?

Le FENS-Kavli Network of Excellence (FKNE) est un réseau de scientifiques en neurosciences, en début ou milieu de carrière, qui a pour but de promouvoir les recherches en Europe. Les membres de ce réseau se retrouvent chaque année pour partager leurs travaux, qui couvrent tous les domaines des neurosciences. Ils participent également à des groupes de travail pour élaborer par exemple des projets de communication scientifique.

Contrairement aux États-Unis, où j’ai fait ma formation, la recherche en Europe doit répondre à des défis spécifiques dus aux différents systèmes universitaires ; c’est la raison pour laquelle les initiatives comme le FKNE sont indispensables pour façonner l’avenir des neurosciences en Europe. Selon moi, appartenir à ce réseau est l’occasion idéale de soutenir et d’améliorer la communauté neuroscientifique en Europe, en particulier pour les jeunes chercheurs. 

Quels sont aujourd’hui les grands défis dans votre champ de recherche et plus largement dans les neurosciences computationnelles ?

Au cours des dernières décennies, les modèles de neurosciences computationnelles ont essayé de décrire les calculs effectués par les réseaux neuronaux, en modélisant certaines propriétés biologiques considérées comme essentielles. Pourtant, hormis quelques exceptions, la plupart de ces modèles ne réussissaient pas à accomplir les tâches complexes qu’un animal peut faire. Or, grâce aux avancées récentes de l’intelligence artificielle, notamment dans les techniques de l’apprentissage machine, nous avons maintenant les outils nécessaires pour créer des modèles beaucoup plus efficaces. Bien que puissants, les modèles qui s’inspirent de l’IA ne fournissent pas les détails biologiques de base. Comment allier les capacités de ces modèles aux réseaux biologiques de neurones ? Répondre à cette question me paraît actuellement le plus grand défi dans le domaine des neurosciences computationnelles et représenterait une avancée énorme.

« Le besoin d’explorer la même idée scientifique de différents points de vue me pousse sans cesse à me poser de nouvelles questions. »

Votre parcours et vos travaux sont à la croisée des mathématiques, de l’informatique, de la biologie, mais aussi d’autres disciplines. Quels sont selon vous les bénéfices de l'interdisciplinarité dans la recherche et dans l’enseignement scientifique ?

Grâce à de continuelles avancées technologiques, les neurosciences sont un domaine en perpétuel mouvement. Nous avons donc continuellement besoin de réviser nos théories afin qu’elles soient en adéquation avec les données apportées par ces nouvelles technologies expérimentales. Pour cela, il est utile de disposer d’outils quantitatifs venant de disciplines différentes. Einstein aurait dit qu’on ne comprend une théorie que si l’on est capable de l’expliquer à sa grand-mère. C’est justement le besoin d’explorer la même idée scientifique de différents points de vue qui me pousse à me poser sans cesse de nouvelles questions. Ainsi, que ce soit dans la recherche ou dans l’enseignement, je crois que l’interdisciplinarité peut nous faire comprendre des théories existantes en adoptant un autre point de vue, ainsi qu’en inspirer de nouvelles.

Théoricienne, vous travaillez étroitement avec des collègues expérimentateurs. En quoi cette collaboration est-elle indispensable dans vos recherches ?

En tant que théoricienne, je pense que collaborer avec des chercheurs expérimentaux fait partie intégrante de mes recherches. En effet, c’est stimulant d’analyser en étroite collaboration avec les chercheurs les données d’une expérience qu’ils ont menée, parce qu’ils apportent une perspective unique sur le circuit neuronal, la tâche de l’animal et les circonstances dans lesquelles les données ont été enregistrées. En fait, même mes projets théoriques s’inspirent beaucoup de la biologie et des données.

Selon vous, ce type de collaboration est-il amené à devenir de plus en plus fréquent ?

Autrefois, les théoriciens et expérimentateurs faisaient leurs recherches séparément et ne se consultaient que très rarement. Aujourd’hui, il est normal qu’un théoricien fasse un stage dans un laboratoire expérimental, et vice-versa. C’est une énorme réussite pour les neurosciences que les théoriciens et les expérimentateurs collaborent autant entre eux, car cela prouve que nous comprenons de plus en plus le fonctionnement du cerveau. Je suis donc convaincue que l’interdisciplinarité entre les expérimentateurs et les théoriciennes deviendra la norme en neurosciences dans quelques décennies.

Vous êtes arrivée à l’ENS-PSL en 2019. Qu’est-ce que travailler dans cet établissement représente pour vous ?

À l’évidence, l’ENS est un établissement de renommée internationale, mais ce qui m’a attirée le plus, c’est la culture universitaire qui y règne et que je trouve très stimulante. L’originalité des travaux menés par les chercheurs de l’École m’a profondément inspirée pendant ma formation aux États-Unis et au Royaume-Uni. De plus, j’apprécie beaucoup la richesse de la vie intellectuelle au sein de l’ENS, surtout pour un établissement de petite taille. Selon moi, l’ENS représente la recherche au plus haut niveau, mais à l’échelle humaine.

Quels conseils pourriez-vous donner à toute personne souhaitant travailler dans la recherche et plus particulièrement dans les neurosciences ?

Pour moi, il est essentiel de cultiver sa curiosité. Le fait d’approfondir nos connaissances nous apporte de la satisfaction, même quand nous sommes experts dans notre domaine. Devenir chercheur prend du temps. Il faut travailler seul pendant de nombreuses heures. Et pour réussir sur le long terme, ce plaisir doit venir de soi-même. Mais lorsqu’on le trouve, la recherche nous apporte une vie riche en épanouissement intellectuel.