Universalisme de la philosophie ?

Conférence de Catherine Köning-Pralong et Aişe Yuva

Le séminaire Transfers culturel consiste à interroger les vecteurs du déplacement de contenus intellectuels dans l’espace et dans le temps, ainsi que les re-sémantisations engendrées par ces transferts. Chaque année, de nombreux spécialistes français et étrangers présentent leurs travaux et projets. Lieu d'échange et atelier de recherche, ce séminaire est fondamentalement pluridisciplinaire, et aborde au fil des séances une large variété de sujets touchant plus particulièrement à l’histoire culturelle et à l’histoire des sciences humaines.
séminaire Transfers culturel

Catherine König-Pralong (Paris) : L'histoire de la philosophie: l'émergence d'une discipline à la croisée des savoirs modernes

(Autour de : La colonie philosophique. Écrire l'histoire de la philosophie aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 2019).
L’histoire de la philosophie est une invention des Lumières. Elle s’institutionnalise et entre à l’université dès le milieu du XVIIIe siècle en mondes germaniques, puis en France, au début du XIXe siècle, dans un jeu d’histoires croisées entre les deux traditions. Or sa dimension éminemment politique a souvent été négligée. L’histoire de la philosophie a en effet largement contribué à la fabrication de l’imaginaire occidental moderne.

À partir des Lumières, les historiens de la philosophie ont pensé l’Europe comme le territoire exclusif de la rationalité analytique et réflexive. Pour projeter une image philosophique de l’homme occidental moderne, ils se sont aventurés sur des terrains très divers, de l’anthropologie raciale à la linguistique en passant par la géographie. Engendré par les révolutions scientifiques et sociales du XVIIe siècle, l’Européen serait, selon eux, le seul homme qui fût capable de s’autodéterminer librement au moyen de sa raison, et le premier qui ait su douter de lui-même. La science occidentale serait ainsi le seul dispositif intellectuel qui soit parvenu à relativiser sa propre situation culturelle. À l’âge moderne, ethnologues, linguistes, historiens et historiens de la philosophie identifiaient d’autres « cultures ». Ils les démarquaient de l’Occident, caractérisé par sa rationalité abstraite et analytique, pour en faire les terrains d’études empiriques.

Reconstruire les conditions d’émergence de l’histoire de la philosophie comme discipline engage ainsi sur le terrain d’une histoire interdisciplinaire de l’interdisciplinarité. Cette enquête sur la construction de l’imaginaire savant en Occident contribue en outre aux débats actuels relatifs au cultural turn et aux découpes savantes du monde en aires culturelles.

 

Aişe Yuva, Paris/Berlin : L'approche historique de la philosophie dans le domaine turco-ottoman de la fin du XIXe siècle: le brouillage des frontières culturelles de la philosophie

A partir des années 1860, dans un contexte plus général de réformes de l’Empire ottoman, des textes philosophiques français, allemands et anglais sont progressivement traduits et présentés en turc par des auteurs turcoottomans.
Comment ces auteurs réagissent-ils à l’identification, présente dans nombre de ces textes, de la rationalité philosophique à l’Europe ? Loin de se situer dans un espace cosmopolitique prétendument neutre, ils prennent acte des déterminations culturelles de la philosophie et s’approprient les textes « européens » à travers des histoires de la philosophie, des biographies de philosophes et une certaine conception de la philosophie et de son histoire. L'hypothèse d'Aişe Yuva est cependant que leur position ne peut être réduite à la promotion ou au refus de l’occidentalisation.

Bien que ces auteurs ne nient pas les rapports de force existant entre les puissances européennes et l’Empire ottoman, leur réception de la philosophie « européenne » ne peut être lue à la seule aune d’une alternative entre l’aliénation de l’identité propre ou le maintien d’une identité philosophique identifiée à une culture traditionnelle. Elle consiste bien plutôt en un brouillage constant des frontières, qui empêche une identification culturelle de la philosophie à l’Europe. Aişe Yuva s’intéressera particulièrement à des auteurs tels que Beşir Fuad (1852-1887), Baha Tevfik (1884-1914) et Abdullah Cevdet (1869-1932), qui appartiennent à des générations différentes mais ont en commun un désir très fort d’appropriation de textes relevant d’un matérialisme scientiste. Il s’agira donc également de s’interroger sur la place particulière assignée par eux à ces doctrines dans la définition de la philosophie «européenne ».

Conférence dans le cadre du séminaire Transferts culturel

Mis à jour le 9/9/2019