3 questions à Florian Couveinhes Matsumoto

Ce Maitre de conférences au département des Sciences Sociales de l'ENS a participé à la Nuit Sciences et Lettres le 7 juin 2019

À l'occasion de la 4e édition de la Nuit Sciences et Lettres, nous avons donné la parole à Florian Couveinhes Matsumoto, qui interviendra en binôme avec l'historien Blaise Wilfert-Portal lors d'une conférence intitulée "Les origines de la mondialisation".

 

Florian Couveinhes

 

> Vous êtes Maitre de conférences au département des Sciences Sociales de l'ENS. Parlez-nous de vos travaux de recherche.
J’ai quatre thèmes de recherche principaux qui se rejoignent en différents points. Le premier est celui des usages et soubassements idéologiques et politiques des notions juridiques. En consacrant ma thèse à la notion d’effectivité en Droit international, je me suis aperçu que ce à quoi cette notion est associée (le constat neutre d’un fait à la signification évidente) trompe sur ses usages par les juges, les États ou les universitaires.

Ces usages sont bien entendu intéressés, motivés et tournés vers différentes finalités, de sorte que la notion sert finalement surtout à masquer ces intérêts, motifs ou finalités derrière une prétendue neutralité ou irréversibilité de certains choix. Assez naturellement, j’ai par la suite élargi le champ de mes recherches en m’intéressant aux usages d’autres notions – la violence, les motifs non-juridiques… – ou même à des conceptions d’un type de Droit – par exemple la conception du Droit international coutumier retenue par les juristes de G. Bush Jr. pour défendre la légitime défense préventive, ou la conception des traités de Donald Trump…

Un second thème de recherche, qui recoupe le premier, est celui de l’histoire des idées juridiques internationales, de Thomas Hobbes à nos jours, et l’influence qu’elles ont pu avoir sur le Droit en vigueur. L’un de mes cours à l’ENS me permet d’ailleurs de présenter mes recherches sur ce sujet.

Mon troisième thème de recherche est une réaction au constat que certains groupes de pression économiques ont un accès privilégié aux négociations des traités, et qu’ils ont réussi grâce à cet accès privilégié (et aux moyens de pression acquis dans ce cadre) à obtenir des gouvernements une véritable forteresse juridique garantissant leurs intérêts, bien souvent au détriment de l’intérêt général de chaque État ou de l’ensemble des États. La recherche universitaire élaborée en réponse à ce constat de citoyen a deux volets : il s’agit premièrement de convaincre qu’il est indispensable de démocratiser la négociation, la conclusion et la ratification des traités, de manière à mieux faire concorder l’opinion du peuple d’un État avec ce que décide son gouvernement au plan international.
Deuxièmement, il s’agit de rétablir un rapport plus raisonnable entre les garanties normatives et institutionnelles des intérêts capitalistes d’un petit nombre, et les garanties juridiques d’intérêts généraux (santé, écologie, Droit du travail, sécurité, fiscalité, etc.). Ce rééquilibrage, qui ne pourra probablement être pleinement atteint que grâce à la démocratisation de la négociation des traités, passe par une action politique résolue pour rattraper le temps perdu, mais aussi par une conception « ouverte » du Droit international économique. Selon cette conception ouverte que je suis en train de développer dans un manuel de Droit international économique, ce dernier ne se réduit pas aux règles visant à augmenter les flux de commerce ou d’investissement transnationaux, mais englobe toutes les règles ayant un effet sur les relations de commerce ou d’investissement, quels que soient leurs objectifs.

Mon quatrième thème de recherche est les rapports de la Chine et du Japon avec le Droit international, hier et aujourd’hui. Il s’agit, à partir des deux trajectoires pratiquement opposées de ces deux États depuis le milieu du XIXe siècle (du point de vue qui nous intéresse), de comprendre leurs rapports au Droit international et à l’Occident, et en les comprenant mieux, de mieux nous comprendre nous-mêmes.

 

> Votre intervention lors de la Nuit traite des origines de la mondialisation. Pouvez-vous introduire vos propos en quelques mots ?
En tant que juriste, je ne peux pas parler des origines historiques de la notion de mondialisation ou des « mondialisations » antérieures si on considère qu’il y en a eu.
Ce que je vais souligner est plutôt que si la mondialisation telle qu’on la connaît aujourd’hui est presque toujours présentée comme spontanée (d’origine privée) et inévitable (il serait inutile de chercher politiquement autre chose que son « accélération » ou sa « régulation »), elle a des origines politiques, et des origines dans des projets très clairement identifiables. Loin d’être issus du jeu ordinaire d’acteurs privés égoïstes agissant dans un vacuum, ou de développements technologiques survenus naturellement par eux-mêmes, la multiplication des interdépendances économiques et l’affaiblissement de l’État face aux acteurs économiques transnationaux sont les objectifs centraux de tous les grands traités économiques en vigueur conclus dans les années 1990 : accords de l’OMC, traités européens, traités d’investissement… Ces traités – qui reprennent les principes de traités d’après-guerre mais en en accentuant l’efficacité – sont à l’origine d’organisations et de
tribunaux internationaux dont l’influence a cru de manière considérable lorsque, dans les années 1990 et en fait déjà un peu avant, le contrepoids idéologique du capitalisme que constituait le marxisme, et le contrepoids géopolitique à l’Occident que constituait l’URSS, se sont effondrés.

D’une manière finalement très comparable à la notion d’effectivité, la notion de mondialisation ou ses connotations (spontanéité, irréversibilité) sont employées pour dissimuler l’aspect construit, idéologico-politique et donc contestable de l’interdépendance économique et de la faiblesse de l’État d’aujourd’hui. Tant l’histoire des mondialisations que l’observation des positions des États (en particulier occidentaux) depuis une dizaine d’années montrent que toute mondialisation est réversible, pour le meilleur et pour le pire, même si elle ne s’abstient jamais de laisser des traces derrière elle.

 

> Selon vous, pourquoi est-il intéressant de venir à la Nuit Sciences et Lettres le 7 juin prochain ?

Pour découvrir l’École bien sûr ! Ses bâtiments mais également la personnalité de ses enseignants-chercheurs et la diversité de ses cours et projets de recherche ! Peut-être aussi pour voir dans l’École normale supérieure une école accessible (après tout, nombre de conférences sont ouvertes à tous !), et se laisser griser par les discussions interminables, sentir la passion qui anime les gens du lieu…

 

Où retrouver Florian Couveinhes Matsumoto à la Nuit ?

Les origines de la mondialisation
Florian Couveinhes (Droit public), Blaise Wilfert-Portal (Historien)
Droit - Intervention en binôme - Salle des Résistants - 1h-1h45

À propos de la Nuit Sciences et Lettres

Ce vendredi 7 juin de 17h30 à 2h a eu lieu la 4e édition 2019 de la Nuit Sciences et Lettres de l'École normale supérieure. La thématique ? Les origines.
Origines des genres, des langues, d'une épidémie, des identités, des tsunamis, de la société du numérique.... plus de 180 chercheurs et intervenants français et étrangers ont été réunis autour de conférences, ateliers ouverts au jeune public, expositions, spectacles, speed datings... pour débattre et échanger avec le public en traversant toutes les époques et les disciplines ! Quelques bonus sont venus aussi ponctuer cet événement gratuit et ouvert à tous : chaises longues à disposition dans les jardins de l'ENS, foodtrucks, ring radio...

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