Hommages à Michel Serres

On a le droit d’être soi-même, peut-être même qu’on a une forme de devoir envers soi-même à cet égard...

Un an après sa disparition, son ancienne élève Sophie Roux et Marc Porée, un Aquitain comme lui, lui rendent hommage.

Michel Serres, né le 1er septembre 1930 à Agen et mort le 1er juin 2019 à Vincennes, était un philosophe et historien des sciences français. Membre de l'Académie française et de l'Académie européenne des sciences et des arts, il avait intégré l'École normale supérieure en 1952.

Michel Serres
Michel Serres le 30 octobre 2014 à la librairie dialogues à Brest, à l'occasion de la parution du livre Yeux (éditions du Pommier).

« Constructeur de relations, d’objets, conducteur après la mort, dieu des messages et des passages productifs, on devinait sa présence silencieuse et translucide aux deux crépuscules de l’aurore et de la nuit. En somme, Hermès aurait pu passer pour l’archange des appareillages.»

Le Contrat Naturel (1990), Michel Serres


 

"On a le droit d’être soi-même, peut-être même qu’on a une forme de devoir envers soi-même à cet égard...

«Anamnèsis est le terme qu’emploie Platon quand il soutient ce qu’on appelle est aujourd’hui théorie de la réminiscence : toute connaissance est un souvenir. C’est aussi le terme que choisit Michel Serres dans « Les anamnèses mathématiques » (1966) pour remarquer que l’âge des concepts mathématiques dépend du temps qu’on privilégie. On peut s’attacher au temps chronologique de l’apparition des concepts, c’est ce que font les professeurs qui visent une histoire totale ; on peut aussi s’adosser à la dernière vérité en date pour effectuer diachroniquement une opération de récurrence qui filtre le passé et n’en retient que quelques événements ; enfin, on peut, à la manière des mathématiciens, inventer des systèmes  qui en viennent à réactiver certains concepts du passé.

Entre ces trois espèces de temps, il faut parfois choisir. De surcroît, le deuxième de ces trois temps, le temps de la récurrence, est irrémédiablement relatif. En effet, non seulement la dernière vérité en date est par définition changeante, mais les vérités présentes sont multiples, selon qu’on regarde telle ou telle partie des mathématiques. Ainsi, une anamnèse mathématique conduit-elle à des connexions et des réseaux plusieurs fois multiples : multiples parce qu’il y a trois espèces de temps, multiples parce que le présent des mathématiques à partir duquel s’effectue la récurrence est lui-même multiple, multiples finalement parce que nous ne voyons pas seulement les connexions historiquement effectives, mais des connexions imaginaires qui auraient pu advenir. De là vient que, toujours dans cet article, Michel Serres en vient à caractériser les concepts mathématiques non pas comme an-historiques, mais comme littéralement pan-historiques, capables d’une multiplicité d’inscriptions dans l’histoire.

Cette temporalité des concepts mathématiques qu’il déclare complexe, fibrée, feuilletée, pliée, enchevêtrée, tourmentée, froissée, chaotique, déchirée, stratifiée, croisée, etc., Michel Serres voudra ultérieurement la lier à une sorte de théorie générale du temps, qu’on voit se dessiner dans les Éclaircissements (1992). Assurément, comme le disait Bergson, on manque le temps si on le représente à la manière d’une ligne, mais ce n’est pas pour autant qu’on doit cesser d’en faire un espace : plutôt faudrait-il envisager des espaces plus complexes que la ligne. De manière entêtante revient alors une comparaison avec ce qu’expérimente celle qui navigue sur un grand fleuve ou encore, ajouterais-je, dans un golfe parsemé d’îles, d’anses et de détroits  : à l’occasion d’un courant, ce qui était proche il y a un instant se retrouve soudain distant ; un contre-courant permettra peut-être de dépasser brusquement le bateau qu’on suivait jusqu’alors péniblement ; sous la coque apparaissent turbulences et reflux, veines et tourbillons, pailles charriées, algues hésitant entre deux eaux. Tenons-nous en à cette expérience, en laissant de côté le rapprochement qui est fait avec poésie, sinon en toute rigueur, avec la théorie du chaos et la percolation des fluides dans les milieux poreux.

Deux problèmes se posent toutefois. En premier lieu, savoir pourquoi passer des phénomènes au temps lui-même. Les deux navires avançaient à la même allure, et voici l’un qui glisse soudain devant son compagnon ; l’enseignement des mathématiques charrie côte à côte deux éléments, l’un très ancien, l’autre datant d’hier : est-ce pour autant que le temps lui-même a accéléré ou qu’il s’est replié ? Pourquoi le temps ne continuerait-il pas d’être uniforme quand les phénomènes sont complexes ? Même dans une théorie comme celle de Leibniz, qui fait du temps l’ordre général des relations de succession, ce qui vaut des phénomènes ne vaut pas du temps. En second lieu, se demander s’il est possible de se débarrasser du moi qui navigue ou qui lit des mathématiques. Michel Serres était à sa manière fils de son temps : il effaçait les sujets, comme si réseaux, structures et modèles fonctionnaient tout seuls. Mais cette veine de courant, si je ne la rejoins pas, jamais mon bateau n’accélérera par rapport à l’autre ; et ce rapprochement inattendu entre concepts d’hier et d’aujourd’hui, dans quel ciel existe-t-il sans mathématicienne ?

Ce qui précède ne se déploie pas sur le registre du souvenir personnel. Michel Serres a pourtant été le directeur – bienveillant mais lointain – du mémoire de maîtrise que j’ai consacré à la Theoria motus abstracti et à la Theoria motus concreti de Leibniz, puis d’un premier Diplôme d’Études Approfondi intitulé La modération de Montesquieu. Rétrospectivement, je me dis que mon esprit était bien différent du sien. Mais quand je me souviens de ce moi qui agissait et pensait comme il pouvait, sans trop savoir d’où il venait et où il allait, j’en viens à me dire que, aussi tâtonnantes que ces années-là aient été pour moi, elle m’ont donné la conviction qu’on a le droit d’être soi-même, peut-être même qu’on a une forme de devoir envers soi-même à cet égard. De cela, Michel Serres aura été un exemple.»

 

Sophie Roux, mai 2020

 

 


 

"Angliciste, je ne le serais jamais devenu sans son « Turner traduit Carnot »...

« Du Sud-Ouest, Roland Barthes aimait à vanter la « lumière » à nulle autre pareille. Jean Lacouture, lui, savait comme personne prêter l’oreille à la « rumeur aquitaine ». À propos de son Agenais natal, et plus largement de la Guyenne et autres terres de langue d’oc, Michel Serres, en régional de l’étape, multipliait pour sa part les éloges pour ainsi dire hydrographiques. De fait, c’est de Garonne et de gabares, de crues et d’embouchures, de fleuves, de bassins, de circulations et autres « signaux de brume » qu’il parlait le plus volontiers. Ne rappelait-il pas, à la façon des conteurs d’antan, que l’année de sa naissance, 1930, fut le théâtre d’une inondation géante et du pire vin de Bordeaux ? « Grandes crues et petit cru. » Chahutée par cette « garce » de Garonne, sa  famille, son père tout particulièrement, mais aussi son frère et autres petites gens du petit négoce fluvial, le fut à plusieurs reprises. Au point de lui laisser au plus profond de lui-même une appétence forte pour le « chahut », qui se dit aussi désobéissance, indiscipline, ruade dans les brancards – les seules, à l’en croire, qui rendent possible l’invention.

Moi-même bordelais (d’adoption), je fus très tôt sensible à sa capacité à incarner, sur la page mais aussi par la voix et l’accent, les « vertus » – ce mot que le Dictionnaire de l’Académie française rapproche d’un autre vocable, le « virtuel » – que l’on nommera tantôt aquitaines, tantôt girondines. Elles ont à voir avec une forme de tempérance (qui n’a rien de médiocre ni même de moyen), mais aussi de déconcentration autant que de délocalisation des pouvoirs. Ajoutons-y une manière de camper à mi-chemin entre « l’Esprit des lois » cher à Montesquieu et l’allure « à sauts et à gambades » adoptée par Montaigne, cet autre Michel pareillement espiègle et « doux ».

Parochial au sens anglais du terme, Serres l’était si peu. Si peu obtus, borné, insulaire, replié sur lui-même, étroit d’esprit, chauvin – si peu attaché à sa paroisse et au clocher qui la surmonte (qui l’enferme, plutôt). Pourtant, avant d’être de Normale, Serres fut de quelque part, fut d’un pays, le sien, par toutes les fibres de son corps, par l’entremise de ses cinq sens en constant éveil. Il fut aquitain, gascon (avec les fanfaronnades et les promesses, souvent, qui vont avec), occitan, guyennais de cœur et de tradition. Le jeune provincial que j’étais, tout émoustillé d’apprendre que j’avais transité, comme lui, par le lycée Montaigne, se plaît, aujourd’hui, à lire dans sa trajectoire l’image projetée du paysage qui m’environnait à l’époque et que, loin de laisser derrière lui, il aura fait suivre.

À l’image d’un tableau d’Arcimboldo, baroque marqueterie de choses naturelles, je vois Serres comme un agrégat, un condensé, j’allais dire une « farcissure » de choses aquitaines. Je vois le fleuve Garonne, charriant cailloux et autres « graves » -- lui qui ne l’était jamais – roulant depuis les Pyrénées, où il navigua « prénatal » et où il amorça plus d’un travail de « drague » ; je vois son embouchure – « Sans manquer, Garonne débouche en mer » --, porte ouverte sur le grand large, en passant par Navale et la navigation hauturière ; je vois le Lot-et-Garonne, ses gens anciennement du fleuve, leurs embarcations à fond plat chargées de marchandises en tout genre. L’attachement de Serres à la figure d’Hermès, dieu des commerçants mais aussi des voleurs, commence sûrement là. Ces marins d’eau douce, ces gabariers, on ne craindra pas de les qualifier de bagarreurs, car on ne m’y prendra pas à idéaliser les Aquitains. Iréniques, ils ne le sont pas, à preuve Castillon-la-Bataille et autres souvenirs épiques de mêlées ouvertes ou fermées ; sur les terrains de sport, en particulier, ce ballon ovale et glissant venu de l’outre-Manche pluvieuse, avec ses rebonds capricieux et imprévisibles, seul un natif du Sud-Ouest peut l’acclimater au point de déclarer, paradoxe à la clef, que le rugby fut « sa faculté de droit ». À rebours, ou du moins à côté, de sa passion française pour la philosophie de langue française, j’entrevois enfin chez lui quelque chose d’anglophile, sinon d’anglomane, fidélité à Aliénor d’Aquitaine oblige. Une anglophilie séculaire, historique, et qui fait que Michel Serres, sans le savoir bien sûr, est à l’origine de ma vocation d’angliciste.

Angliciste, je ne le serais jamais devenu sans son « Turner traduit Carnot », texte de 1974, résolument inclassable, parce que se voulant traité de thermodynamique appliquée, alors qu’il lève le voile, entre autres choses cachées depuis que le monde est monde, sur ce qui constitue la folie des grands peintres, des grands artistes, mais aussi des grands inventeurs britanniques : « Turner n’a jamais peint que des coïts cosmiques. Si évidents que nul ne voit. Les amours du feu et de l’eau, physiquement dessinés, en précision. Turner ou les devinettes à l’ancienne : cherchez la femme. Quand le soleil se lève, qui n’aime naviguer entre deux promontoires ? »

Naviguer entre deux promontoires –ce que firent les Anglais d’avant le Brexit, ce que font encore et encore les anglicistes, de pair avec les américanistes, tel Pierre-Yves Pétillon, le caïman de mes années d’École. Pétillon et Serres, le fier granite breton et l’humble, humus agenais. L’un et l’autre stylistes admirables, éperdument épris de science langagière. En moi leur sillage profus se mêle jusqu’à se confondre. Et si Serres l’emporte, c’est d’une courte tête – first past the post. Il est vrai que n’est pas aquitain qui veut…»

 

Marc Porée, le 10 juin 2020

 


 

À propos de Sophie Roux

Sophie Roux a intégré l'École normale supérieure de jeunes filles à Paris en 1984.  Elle est Professeure d’histoire et philosophie des sciences à l’ENS-PSL depuis 2012. Après sa thèse (EHESS, 1996) elle a travaillé au Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte, au Centre Alexandre-Koyré et à l’université de Grenoble-II. Elle a pour principal champ d’étude la philosophie naturelle à l’époque moderne, qu’il s’agisse d’épistémologie, de réception de la physique cartésienne ou de la tradition mécanique. Elle a également publié en philosophie des sciences, par exemple sur la notion d’expérience de pensée ou sur la mathématisation, et en histoire de la philosophie des sciences (Duhem, Couturat, les bachelardismes).

 

À propos de Marc Porée

Marc Porée, ancien élève de l’ENS (1975), agrégé d’anglais (1978), docteur de 3e cycle (1984), habilité à diriger des recherches (1996), est Professeur de littérature anglaise au département LILA. Ancien directeur du département de 2013 à 2020. Il est membre du bureau de la onzième section du CNU, et co-anime l’équipe Vortex, au sein de Prismes (EA 4398), Paris III-Sorbonne Nouvelle. Ses recherches portent sur le romantisme, la poésie anglaise (XIXe-XXIe), la fiction britannique contemporaine, le roman indo-anglais et l’anglicité.