La médaille Fields, au nom des mathématiques

Par Yves Laszlo

6 septembre 2018 - The Conversation

Yves Laszlo
Mathématicien, directeur adjoint sciences à l'École normale supérieure (ENS).

La médaille Fields peut-elle être assimilée à un Nobel des mathématiques ? Oui… et non. Oui, car c’est une distinction internationale prestigieuse, sinon la plus prestigieuse en mathématiques. Oui encore, car ces deux prix partagent un triste biais : très peu de femmes ont été lauréates. C’est le reflet d’une difficulté d’attractivité et de déroulement des carrières féminines en sciences, voire parfois d’une misogynie ambiante : une seule mathématicienne sur 60 médailles Fields depuis origine du prix en 1936, Maryam Mirzakhani hélas récemment disparue ; une seule femme nobélisée, sur 172 prix Nobel de physique sur la même période ! Oui, enfin, si l’on considère le principal critère de choix des lauréats. Les prix Nobel scientifiques récompensent des savants exceptionnels dont les travaux ont « apporté le plus grand bénéfice à l’humanité ». La médaille Fields consacre un « accomplissement mathématique exceptionnel pour un travail publié » (« outstanding mathematical achievement for existing work »).

Non, car d’une certaine manière l’analogie s’arrête là. Sans parler de la récompense financière associée à la médaille Fields, en moyenne près de 30 fois moins important que celui du Nobel, au moins deux différences importantes les distinguent. La périodicité d’abord : la médaille Fields est décernée tous les quatre ans en général à quatre mathématiciens tandis que le prix Nobel récompense annuellement jusqu’à trois savants.

Pari sur le futur

Si la qualité, l’impact, l’originalité des travaux récompensés les rapprochent, un aspect important de la philosophie de ces récompenses les distingue. La médaille Fields consacre des travaux exceptionnels certes, mais aussi insiste sur l’avenir : « for the promise of future achievement ». Cet encouragement pour le développement de travaux futurs est l’explication de la limite d’âge de 40 ans pour les médaillés Fields. « 40th birthday must not occur before January 1st of the year of the Congress at which the Fields Medals are awarded ». Et force est de constater que ce pari sur l’avenir, osé d’une certaine manière, est réussi au vu de la carrière ultérieure des lauréats, qu’elle soit mathématique, voire politique pour certains !

En revanche, ce pari sur le futur n’existe pas pour le prix Nobel, ce qui explique que nombre de ses lauréats ont été récompensés en fin de carrière, parfois des décennies après leurs découvertes, consacrant ainsi l’ensemble d’une carrière. Certains en tirent audacieusement la conclusion que le pic d’activité d’un mathématicien se situe avant quarante ans, ce qui ne serait pas le cas pour les autres sciences. L’explication laisse sceptique, même si l’enthousiasme, l’énergie et l’iconoclasme de la jeunesse sont certainement des facteurs favorables à la créativité.

Mais pourquoi donc n’existe-t-il pas de prix Nobel en mathématiques ? Souvent citée, une légende d’alcôve « expliquerait » l’absence de prix Nobel des mathématiques. Aussi savoureuse soit-elle, elle est peu plausible. Plus vraisemblablement, les frères Nobel, esprits du XIXe siècle, percevaient-ils les mathématiques comme un outil des sciences de la Nature et de l’ingénierie, outil qui en tant que tel ne pouvait pas contribuer directement au « bénéfice de l’humanité ».

Prix Abel

Pour pallier le « jeunisme » structurel de la médaille Fields, l’Académie norvégienne des sciences et des lettres décerne depuis 2003 le prix Abel à un mathématicien pour l’ensemble de son œuvre. La philosophie de ce prix le rapproche peut-être davantage du prix Nobel que la médaille Fields, ce d’autant plus qu’il est décerné lui aussi tous les ans et est d’un montant comparable. Bien entendu, un nombre significatif de lauréats Abel ont été distingués par la médaille Fields.

Mais ce n’est pas une règle absolue comme en témoigne par exemple le cas d’Andrew Wiles. Prix Abel 2016, il n’a pas obtenu la médaille Fields car sa démonstration de la modularité des courbes elliptiques semi-stables et de son corollaire le grand théorème de Fermat n’a été achevée que quelques mois après ses 40 ans !

Ainsi, c’est plutôt l’ensemble de la médaille Fields et du prix Abel qui serait à comparer au prix Nobel. Et cette double philosophie, « muséale » de la carrière confirmée des prix Abel, dynamique d’une carrière en explosion des médailles Fields, semble pertinente. Au-delà de l’indispensable reconnaissance des œuvres majeures, de la visibilité qu’apportent ces deux distinctions, la médaille Fields permet sans doute à la nouvelle garde des jeunes mathématiciens de plus facilement s’identifier à des modèles en devenir et de contribuer à un renouvellement permanent de la communauté.

Et la France dans tout ça ? De manière un peu surprenante, notre pays a des résultats exceptionnels en mathématiques, bien au-delà de ce que sa puissance économique pourrait laisser envisager. Ils sont reflétés par les 10 médailles Fields – sur 60 ! – obtenues par des mathématiciens français depuis l’origine ou les 2 prix Abel – sur 16 –, score que seuls les États-Unis dépassent.

Un succès français

Les raisons de ces succès remarquables sont difficiles à analyser. Divers éléments y contribuent sans nul doute : la place importante des mathématiques dans l’enseignement français dès le plus jeune âge, place et qualité qui hélas s’effritent à grand pas, de réforme funeste en réforme catastrophique ; le rôle de l’École normale supérieure dont sont issus les dix lauréats, par la liberté et l’exigence de sa formation ; l’âge précoce de recrutement des talents sur des postes pérennes ; la qualité et la densité du réseau mathématique français ; la perméabilité remarquable entre CNRS et Université qui permet aux talents les plus prometteurs de démarrer une carrière au CNRS sans charge excessive pour la poursuivre ensuite comme Professeur d’Université ; le bannissement du recrutement universitaire local qui favorise l’indépendance scientifique…

Mais ces succès, exceptionnellement stables dans la durée, sont fragiles et demandent un investissement constant, en terme d’effort, de communication, de moyens humains et financiers ; rien n’est acquis, tout est toujours à remettre sur l’ouvrage, comme vient nous le rappeler symboliquement le cru 2018 de la médaille Fields : pour la première fois depuis 1998, aucun Français n’est récompensé cette année. L’attractivité des métiers de la recherche scientifique, en mathématiques, comme dans les autres sciences, s’érode alors que les questions posées émanant des laboratoires ou de la société sont toujours plus nombreuses et complexes. Mais, à l’instar de la médaille Fields, parions sur un avenir mathématique radieux !

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.