Valeurs de l’entreprise : de mauvaises réponses à une bonne question ?

Par Adélaïde de Lastic

13 mai 2018 - The Conversation

Docteure en philosophie de l'entreprise (ENS)

À l’heure où la loi PACTE ambitionne de refondre l’entreprise et d’étendre son objet social, il est intéressant de s’interroger sur la question des « valeurs » de l’entreprise. Trop souvent considéré comme un simple artifice de communication, le sujet des valeurs de l’entreprise mérite être débattu, tout comme celui de l’éthique en entreprise, qui lui est intimement lié. Comment faire prendre conscience de la pertinence de cette question ? Comment inciter à y répondre avec sincérité ? Selon moi, une approche plus authentique de ce sujet sensible passe par trois étapes.

Comprendre l’importance de la question des valeurs de l’entreprise

Dans le contexte actuel de nécessaire changement des modèles socio-économiques, l’entreprise a un rôle très important à jouer, en raison du haut potentiel transformateur sur le monde qu’ont ses actions. En effet, l’essence de l’entreprise lui confère un dynamisme dans l’action et la réaction bien plus important que celui des institutions étatiques. Seconde propriété intéressante : son échelle moyenne a une portée bien plus importante que l’échelle de l’action individuelle. Mais l’entreprise peut aussi compter sur le levier de l’action individuelle, puisque les personnes qui travaillent en son sein ont également une marge d’action potentielle. L’entreprise a donc un impact qui lui est propre, à la fois ample et dynamique, individuel et collectif. Cet impact est du plus grand intérêt pour faire évoluer les pratiques et les modèles socio-économiques.

Considérer l’entreprise comme agent moral collectif apparaît donc non seulement comme une vérité démontrable analytiquement, mais également comme une nécessité afin qu’elle assume ses responsabilités et réponde de ses impacts, pour le bien de l’humanité. À ce titre, Amartya Sen montre comment les agents économiques ne peuvent être purement économiques mais sont également mus par des ressorts psychologiques, émotionnels et éthiques. C’est d’ailleurs sans doute la majeure différence entre un robot et une personne morale : pouvoir agir pour plusieurs raisons à la fois. Nous devrions nous représenter que ceci est valable tant pour les agents économiques individuels que pour les agents économiques collectifs, tels que les entreprises, qui agissent selon la rationalité économique certes, mais aussi pour beaucoup d’autres raisons comme l’altruisme (du groupe ou d’une personne), la peur, la confiance, l’ignorance, le contexte, etc.

Pour cette raison, la théorie économique devrait réintégrer la question éthique. Plus encore : il s’agit de se rappeler qu’elle lui indique la direction à suivre. Il faut en effet, d’une part « reconnaître que la réflexion éthique ne peut pas être totalement dénuée de conséquences pour le comportement réel », c’est-à-dire sur le comportement qui donne lieu à la décision économique. D’autre part, il faut reconsidérer la manière de produire « le jugement que l’on porte sur ce qui est accompli à l’échelle de la société ». Ainsi, la vision de l’économie comme facteur de développement humain devrait impliquer une vision de l’économie au service de l’humain, dont la finalité en dernier lieu, est humaine.

Pourtant, cette finalité semble aujourd’hui s’inverser. Selon Emmanuel Jaffelin, « le telos économique triomphe du telos humaniste. ». Cette confusion par laquelle la valeur financière est prise comme fin au lieu d’être prise comme moyen se retrouve dans les marchés actuels. Or quel peut être le sens de l’économie si ce n’est d’être au service des humains ? La distinction faite par Aristote dans « Les Politiques » entre acquisition utile et acquisition spéculative garde toute sa limpidité, et donne une direction à suivre simple, un cap face à la « perte de sens » souvent évoquée.

Tout comme il est bon pour l’humanité que l’entreprise se développe selon une perspective éthique, il est bon pour la performance de l’entreprise de prendre en compte les enjeux dans leur globalité, c’est-à-dire aussi les enjeux environnementaux et sociaux.

Savoir identifier les questions creuses au premier coup d’oreille

En matière d’éthique et de valeurs en entreprise, il existe deux formes de mauvaise réponse couramment répandues : discourir longuement sur le fait de savoir si le sujet est bon et mérite d’être traité, ou bien répondre par du discours seulement.

Ces deux situations reviennent finalement au même, l’une présentant l’amont et l’autre l’aval d’un même problème : le discours qui remplace l’action. Se demander si « parler d’éthique et d’entreprise n’est pas antinomique » ou encore si « ce n’est pas un peu cynique de faire de l’éthique pour avoir de meilleurs résultats ? » est peut-être avant tout une façon d’éviter d’agir.

Ces questions, si elles ne sont pas inintéressantes, sont somme toute assez théoriques. Or, les bavardages sans consistance réelle sont le terreau de la critique persistante, qu’on pourrait qualifier de « nihilisme axiologique en entreprise ». Les débats non suivis d’actes, les discours creux, ou pire, les discours sur les valeurs qui décrivent une réalité tout autre que celle vécue par les parties prenantes de l’entreprise sont sans aucun doute la raison principale du scepticisme du public face à cette question des valeurs.

Ceci ne signifie pas pour autant que la question de l’éthique en entreprise est infondée, au contraire. Poser le problème de l’éthique ou des valeurs en entreprise n’est pas inopportun ; ce sont les réponses apportées qui sont inopportunes souvent superficielles, infondées, désincarnées. À la question « Mais n’est-ce pas un peu cynique de faire de l’éthique pour avoir de meilleurs résultats ? », j’ai pour habitude de répondre qu’il n’y a pas de raison d’opposer éthique comme fin en-soi et éthique en vue d’un meilleur modèle économique et social. Les deux peuvent exister ensemble : nous pouvons accomplir quelque chose pour plusieurs raisons. Si c’est fait dans un but purement utilitaire, certes c’est cynique, mais n’est-ce pas mieux que de ne rien faire ?

En définitive, le vrai sujet n’est pas la cause première des actions éco-socio responsables, c’est l’absence d’actions. Se demander si la question est bonne ou pas et si les motivations sont bonnes ou pas permet aussi d’éviter d’agir. Dans cette perspective, les discours éthiques et sur les valeurs ne peuvent être utilisés avec authenticité que sur deux modes : descriptif d’une réalité déjà existante ou performatif d’une réalité immédiatement réalisée.

Observer les actes de l’entreprise pour connaître ses (vraies) valeurs

Les entreprises ont toutes un système de valeur. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher très loin la charte qui les définit : en principe elle est là, évidente, dans les actions menées.

Il existe une théorie de la valeur qui établit un lien nécessaire entre la valeur et le fait : la valeur n’a d’existence que par le fait. Cette théorie est intéressante car elle permet de rendre la perception des valeurs factuelle et d’adopter une approche pragmatique. Or si les valeurs sont factuelles, on peut les identifier avec une certaine objectivité. Par exemple, d’une entreprise qui affiche une valeur d’honnêteté, on doit s’attendre à ce qu’elle ne trompe pas ses clients, ne dévalorise pas ses fournisseurs ou ses collaborateurs, ne fasse pas de concurrence déloyale, ait une comptabilité transparente et juste.

Cette approche par l’observation des faits permet aussi d’envisager l’évolution des valeurs au sein de l’entreprise. Si l’entreprise s’ouvre à l’international, cela fait évoluer les actes qui lui valent d’être honnête : ils doivent s’appliquer aussi aux parties prenantes étrangères. Cela peut aussi faire évoluer son système de valeurs et par exemple la faire devenir « équitable ».

L’identification des valeurs est factuelle, mais elle demande un peu d’introspection. Il faut que l’entreprise se connaisse et s’évalue elle-même pour connaître ses valeurs ! L’approche ontologique, qui cherche à définir l’essence d’un objet, permet d’opérer la prise de distance nécessaire pour obtenir une vision unifiée de cet objet complexe qu’est l’entreprise. Sur la base d’une analyse de l’existant (de son objet social, sa stratégie, son organisation du travail, ses modes de gouvernance, son contexte, son histoire, sa culture, ses hiérarchies formelles et informelles…) on peut déterminer ce qui définit essentiellement l’entreprise, et notamment les valeurs qui lui confèrent son identité.

Pour conclure, revenons à l’entreprise considérée comme agent moral. De même qu’un individu a un système de valeurs qu’il peut lui arriver d’enfreindre, il arrive à l’entreprise d’accomplir un acte qui n’est pas en ligne avec son système de valeurs. Cela ne remet pas immédiatement en cause l’identité éthique de l’entreprise et ne la fait pas nécessairement entrer dans la catégorie des « entreprises qui font le contraire de ce qu’elles disent ». Puisque justement elle est humaine, l’entreprise peut n’être que généralement alignée sur les valeurs auxquelles elle s’identifie, avec des sorties de route occasionnelles. Celles-ci n’empêchent pas son identification à des valeurs : elles lui ouvrent une voie de perfectionnement.

Il ne s’agit pas ici de promouvoir une éthique laxiste de l’entreprise mais, au contraire, une éthique accessible, qui incite à agir. La question de l’éthique en entreprise est bonne. Les réponses, pour être bonnes également, ne devraient pas conduire à rester bloqué dans la critique interprétative (« comment se fait-il que ? ») mais plutôt offrir la possibilité d’une attitude constructive (« que peut-on faire pour que ? »).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.