Dormir pour apprendre, dormir pour oublier

Par Thomas Andrillon

29 septembre 2017 - The Conversation

Par Thomas Andrillon, département d'Etudes Cognitives - ENS

Qui ne rêverait pas d’apprendre en dormant ? Cette langue étrangère, par exemple, à laquelle on s’est toujours promis de se mettre. Et si ce rêve était, non seulement possible, mais, qui plus est, exaucé chaque nuit sans que nous nous en doutions ? Car votre cerveau apprend pendant votre sommeil, ou plutôt, il consolide les connaissances apprises. De cette façon, nous nous réveillons chaque matin avec des souvenirs plus forts mais aussi un cerveau prêt à apprendre de nouveau.

Sommeil et mémoire sont liés

Quintilien, le rhétoricien romain, remarquait déjà au Ier siècle : « [Ce] fait curieux, et dont la raison n’est pas évidente, que l’intervalle d’une seule nuit augmente fortement la force des souvenirs… ». Ainsi, « […] des éléments qui ne pouvaient être rappelés sur le moment, le sont facilement le jour suivant, et le temps lui-même, qui est généralement considéré comme une des causes de l’oubli, sert en définitive à renforcer la mémoire ».

Le temps, grand ennemi de la mémoire, la servirait donc pendant le sommeil.

En 1885, Hermann Ebbinghaus, pionnier de la recherche sur la mémoire, formalisa cette observation : chaque heure passée éveillée érode nos souvenirs, tandis que le sommeil les préserve. Depuis, une foule d’études ont montré l’effet bénéfique du sommeil sur de nombreuses formes d’apprentissage. Cependant, si les scientifiques s’accordent sur les effets, les causes sont encore loin d’être « évidentes » pour reprendre l’expression de Quintilien. Ces dernières années, deux modèles ont émergé pour comprendre le rôle du sommeil dans la mémoire.

Renforcer ou supprimer les mémoires ?

Le premier, le modèle de « Consolidation Active », proposé entre autres par Jan Born et Susan Diekelmann, fait l’hypothèse que les informations mémorisées sont rejouées pendant le sommeil (replay) à travers les réseaux de neurones qui servent à les stocker. Cette réactivation permettrait la consolidation des souvenirs grâce au renforcement des connexions entre neurones, et donc du réseau formant le substrat de la mémoire. Durant cette réactivation, les souvenirs seraient également transférés vers des espaces de stockage à long terme.

Le second modèle offre une toute autre perspective. Selon l’hypothèse du « Rééquilibrage Synaptique », avancée par Chiara Cirelli et Giulio Tononi, le sommeil jouerait un rôle essentiel dans l’équilibre du cerveau. En effet, ce dernier est un organe aux ressources et à l’espace limités, semblant pourtant bénéficier d’une capacité d’apprentissage illimitée. Il pourrait donc rapidement crouler sous le poids des souvenirs accumulés jour après jour. Le sommeil jouerait dès lors le rôle essentiel de nettoyer le cerveau des souvenirs inutiles.

Oublier pour mieux se souvenir, comment est-ce possible ? Imaginez une plage sur laquelle s’enchevêtreraient les traces, plus ou moins profondes, des personnes, animaux, oiseaux l’ayant parcourue. Superposées les unes aux autres, ces traces sont indéchiffrables. Imaginez maintenant que la marée monte, les vagues viennent recouvrir le sable. Une fois la marée basse revenue, les traces les plus ténues ont disparu, laissant voir, bien nettes, les traces les plus profondes ayant persisté. De la même manière, dans le cerveau, diminuer modérément la force de tous les souvenirs permettrait d’effacer les plus ténus et de conserver les souvenirs les plus tenaces, qui n’en ressortiraient que mieux.

Deux faces d’une même pièce

Bien que ces deux modèles semblent se contredire (l’un propose que les souvenirs sont renforcés, l’autre qu’ils s’effacent), ils s’appuient tous deux sur de nombreux résultats expérimentaux. Comment expliquer cette apparente contradiction ? Peut-être en admettant que les deux modèles ont tous deux raison ! Lisa Genzel et ses collègues ont en effet proposé que les deux phénomènes pouvaient se produire mais dans des phases distinctes.

Dans une étude publiée récemment dans Nature Communications, Sid Kouider, Daniel Pressnitzer, Damien Léger et moi-même avons exploré comment le sommeil et ses différents stades affectent la mémoire chez l’homme. Pour cela, nous avons sondé la plasticité cérébrale (soit la capacité du cerveau à former de nouveaux souvenirs, ou remodeler des souvenirs existants) à travers l’apprentissage de nouveaux sons.

Ce que nos résultats montrent, c’est que le cerveau dormant peut former de nouveaux souvenirs dans certaines phases de sommeil, comme le sommeil paradoxal ou le sommeil lent léger. Plus surprenant, ces souvenirs semblent être effacés au fur et à mesure que le dormeur progresse vers le sommeil lent profond. Tant et si bien qu’au réveil, les performances des participants étaient moins bonnes que s’ils n’avaient jamais entendu ces sons.

Si l’on suppose que les mêmes mécanismes cérébraux peuvent agir dans la formation comme dans la consolidation de la mémoire, ces résultats fourniraient la première preuve expérimentale de la coexistence des phénomènes de renforcement et d’effacement de la mémoire, pendant le sommeil.

L’acétylcholine, un levier majeur ?

Mais comment s’articulerait la transition ? Notre hypothèse repose sur l’influence décisive de l’acétylcholine, une molécule neuromodulatrice qui semble jouer un rôle fondamental dans les mécanismes de plasticité synaptique. Lorsque l’acétylcholine est fortement concentrée, elle promouvrait la formation de nouveaux souvenirs ou leur consolidation. En effet, chaque fois qu’un réseau de neurones est activé, les connexions entre neurones s’en retrouvent renforcées. En revanche, quand la concentration en acétylcholine est basse, l’inverse semble se produire : quand un réseau est activé, les connexions qui le soutiennent se défont ; quand une mémoire est rejouée, elle en est d’autant effacée.

Or, l’acétylcholine est fortement concentrée à l’éveil et pendant le sommeil paradoxal. En sommeil lent profond, cette concentration diminue. Les variations dans la concentration de ce neurotransmetteur pourraient donc expliquer le rapport complexe entre sommeil et mémoire que nous avons indirectement mis en évidence. Néanmoins, dans notre étude, nous n’avons pu enregistrer directement la formation ou la suppression des synapses, ou la concentration en acétylcholine. Ceci demande des approches expérimentales invasives qui ne sont pas applicables à des sujets humains. Reste donc encore à tester notre modèle chez l’animal.

Et maintenant ?

En se basant sur nos travaux, nous proposons un modèle alliant des processus de consolidation active et de rééquilibrage. Ce modèle rend également compte d’une grande partie des résultats précédemment obtenus. Il s’insère enfin dans une approche évolutive. En effet, dans ce modèle, le sommeil lent profond assurerait une fonction universelle, celle de maintenir l’équilibre du cerveau. Or, cette phase particulière du sommeil se retrouve chez tous les animaux.

Le sommeil lent léger, lui, est loin d’être universel : alors qu’il représente la moitié de nos nuits, il est quasi absent chez les rongeurs. De ce fait, il pourrait assurer une fonction moins essentielle (mais non moins importante) en permettant le renforcement sélectif des souvenirs les plus importants.

Mais comment ces souvenirs seraient-ils sélectionnés par le cerveau pour être rejoués et renforcés pendant le sommeil ? Il est possible que les souvenirs associés à des émotions fortes (joie, peur) ou à des récompenses soient préférentiellement réactivés. Néanmoins, la mécanique de cette réactivation des souvenirs reste encore largement inexplorée. Nos nuits renferment encore bien des mystères.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.