Marc Crépon

Directeur du département de philosophie de l’ENS

Marc Crépon est, depuis le 1er juillet 2011, directeur du département de Philosophie de l’ENS.  Normalien, philosophe, directeur de recherche au CNRS (Archives Husserl) ses recherches portent sur la question des langues et des communautés dans les philosophies française et allemande (XVIIIe-XXe siècles) et sur la philosophie politique et morale contemporaine.

Entretien paru dans le Normale Sup’Info en Octobre 2011

Portrait de Marc CréponPourquoi avoir choisi la philosophie ?

Au départ, un peu par hasard. Au moment de choisir ma spécialité en khâgne, j’étais prêt à m’orienter vers la littérature. Et puis le plaisir d’écrire dont je pensais qu’il s’orienterait plutôt vers la fiction, s’est très vite transformé en un plaisir d’écrire des textes de réflexion, de philosophie. J’ai aussi eu la chance d’avoir en khâgne un professeur de philosophie exceptionnel : Serge Boucheron. Par la suite, ce plaisir s’est renforcé encore par des questions de philosophie morale et politique qui sont devenues de plus en plus les miennes.

Quel est votre parcours ?

J’ai fait mes années de prépa au lycée Condorcet avant d’intégrer l’ENS en 1984. En 1986, j’ai passé l’agrégation. à part un passage de quelques années à l’université de Nanterre et un séjour de deux années en URSS, au titre de la coopération, j’ai en fait très peu quitté l’École. Mes deux années passées à l’étranger ont été probablement aussi formatrices que mes années passées à l’ENS. En 1987-1988, la Moldavie, où je séjournais, faisait partie de ces républiques fédérées de l’URSS qui réclamaient leur indépendance. Il y était question de langue, de nation. J’ai commencé à réfléchir sur le rapport entre peuples et langues, entre communautés politiques et communautés linguistiques, ces questions sont devenues une partie de mon sujet de thèse.

A l’ENS j’ai eu comme tuteur Didier Franck, une des grandes figures de la phénoménologie française contemporaine et comme enseignants Denis Kambouchner et Bernard Pautrat. Je garde aussi un bon souvenir de l’année d’agrégation que j’ai vécue comme une année d’éveil grâce à la lecture de Aristote, Malebranche et Hegel.

Quels sont vos domaines de recherche ?

Je suis parti d’une critique et d’une déconstruction de la caractérisation des peuples du type « les Français sont frivoles… les Allemands sont sérieux… », telle que la philosophie avait pu les construire au XVIIIe et au XIXe – quelque chose comme une archéologie de représentations philo­sophiques de la diversité humaine. Ceci m’a amené à m’intéresser à la question des langues. Souvent, ce que les philosophes avaient à dire des peuples, ils le pensaient par le biais de l’image qu’ils se faisaient de leur langue. J’ai ensuite étendu cette réflexion à tous les usages philosophiques de la première personne du pluriel, au « nous », à la caractérisation des identités collectives, et aux dérives identitaires ou sécuritaires entretenues par les démocraties modernes. Ces recherches ont été contemporaines d’un certain nombre d’événements qui m’ont profondément marqué comme les guerres dans les Balkans et le génocide rwandais. Dans le même temps, j’en suis arrivé à m’interroger sur un dernier syntagme résiduel qui est « nous les mortels » et à essayer de penser conjointement à la fois l’être-au-monde, comme « appartenance » à un monde commun, et la conscience partagée de la mortalité. J’essaie de comprendre, au titre de ce que j’appelle une « ethi-cosmo-politique », comment la responsabilité universelle du soin, de l’attention et du secours qu’exigent, de partout et pour tous, la vulnérabilité et la mortalité d’autrui, pourrait fonder une appartenance commune au monde. C’est devenu le fil conducteur des mes recherches actuelles.

Pouvez-vous nous présenter votre département ?

Le département de Philosophie a une structure très complexe, il est composé d’enseignants directement rattachés au département et de représentants des différents centres de recherche, l’Institut Jean Nicod, le Centre Léon Robin, les Archives Husserl (UMR8547), l’Institut d’histoire et de la philosophie des sciences et des techniques (IHPST), le Centre international de recherches en philosophie, littératures, savoirs, avec notamment le Centre international d’études de la philosophie française contemporaine (CIEPFC).

Je suis frappé du nombre considérable d’étudiants notamment étrangers que nous recevons à l’École qui associent leur visite et leur envie de fréquenter cette École à la tradition de la philosophie de langue française au XXe siècle et à ces générations qui s’y sont succédées, celle de Sartre, Canguilhem, Simone Weil, Simone de Beauvoir, d’une part, et d’autre part, la grande génération des philosophes nés dans les années 1920-1930. Les gens viennent ici pour chercher des cours sur Derrida, Foucault, Deleuze, Michel Serres, mais aussi Levinas. Enfin je note aussi l’aspiration des élèves à retrouver de grand cours, articulés à la lecture d’un texte difficile comme la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, être et temps de Heidegger ou encore le Traité de la nature humaine de Hume, ou la Métaphysique d’Aristote.

Par ailleurs, j’ai créé il y a deux ans un master de philosophie contemporaine associé à l’EHESS et aux centres de recherche qui connaît un très grand succès. Les élèves s’initient à divers champs, à la métaphysique, à la phénoménologie, à la philosophie morale et politique, à la philosophie du langage et de l’esprit et avec elles, à toutes les transformations de la philosophie contemporaine. Ils sont également appelés à suivre des enseignements dans d’autres départements de l’ENS.

De la part des élèves, il y a une très forte demande de philosophie sociale, de philosophie du droit, de philosophie de l’économie, de philosophie politique. Dans cette perspective, j’ai, entre autres, le projet d’organiser l’an prochain un séminaire commun avec Jean-Louis Halpérin, professeur de droit au département de sciences sociales qui alternera une séance de droit et une séance de philosophie du droit.

Enfin, il y a une chose à laquelle je tiens énormément, c’est que les enseignements du département s’articulent de façon étroite et très vivante avec les activités menées par les centres de recherche. Les élèves doivent comprendre que l’agrégation, aussi importante soit-elle, n’est qu’une dimension de leur formation intellectuelle. La possibilité qu’ils ont de s’associer à l’activité de ces centres de recherche dès leur première année à l’École en est une autre – et ils doivent l’intégrer comme un élément incontournable de leur formation, à plus forte raison dans le contexte créé par la création de l’IDEX : Paris, Sciences et Lettres (PSL).

Quelle est l’actualité du département ?

Tout d’abord, il y a donc PSL. Cette structure représente un nouveau défi pour les enseignants et les étudiants, elle est extrêmement stimulante pour renforcer les liens entre enseignements et recherche. Comment faire exister la philosophie au sein des autres composantes de PSL ? Il faudra aller à la rencontre de Dauphine, du Collège de France, de l’École de physique chimie de Paris, de l’École nationale supérieure des arts décoratifs…

Pour ce qui est de l’actualité du département, nous organisons en novembre une manifestation autour d’Hannah Arendt et des langues de l’exil. Je compte aussi organiser régulièrement des journées où les enseignants du département et les jeunes doctorants présenteraient leurs propres recherches. Cela a déjà été fait à la rentrée avec les enseignants lors de la journée « Manières de faire de la philosophie » qui a rencontré un grand succès.

Au mois de novembre, je vais également lancer avec Carole Desbarats des Savoirs en multimédia et le département Histoire et théorie des arts, « Penser avec le cinéma  ». Le principe sera de diffuser un film en salle Dussane, avec une ou deux interventions soit d’élèves soit de collègues philosophes qui viendront discuter du film d’un point de vue philosophique. La première projection sera Douze hommes en colère de Sydney Lumet. Ensuite, viendront un certain nombre de films ayant pour thème la justice.

Un autre grand événement est à signaler à l’automne 2012, la sortie en librairie du séminaire de Jacques Derrida sur la peine de mort. A cette occasion, j’aimerais organiser avec le département de philosophie, si mes collègues en sont d’accord, et d’autres (histoire, littérature, sciences sociales) un grand colloque autour de cette question.

Quelle est votre occupation préférée quand vous ne travaillez pas ?

J’en ai deux, la lecture de poésie et de roman et le cinéma. Je lis autant de littérature que de philosophie. Je viens de finir le dernier Jonathan Franzen Freedom et me promets de lire prochainement le roman de Murakami 1Q84.