Entretien avec Déborah Lévy-Bertherat

Programme Médecine-Humanités

Questions à Déborah Levy Bertherat, maître de conférences en Littérature comparée, responsable du Programme Médecine-Humanités à l'ENS.

Deborah_levy_bertherat

Vous êtes la responsable du Programme Médecine-Humanités créé en 2018 à l’ENS, quelle est l’ambition de cette formation ?

Ce projet initié en 2018 par l’Ecole veut répondre à un besoin urgent des soignant.e.s et des étudiant.e.s en santé : ancrer leur pratique dans une réflexion sur le sens et les missions du soin. Avec l’imagerie médicale, la chirurgie assistée ou les consultations à distance par exemple, la technicité croissante des actes suscite une anxiété légitime, même s’il ne s’agit pas de contester leur utilité. En portant sur la pratique médicale un éclairage différent, celui des Humanités, notre programme propose de prendre du recul face à l’urgence des actes. 

À l’heure de la crise de l’hôpital public, où les effectifs insuffisants interdisent de prendre le temps d’écouter et d’accompagner les patients, cette ouverture est particulièrement nécessaire.
La réforme actuelle des études de santé va aussi dans le sens d’un recrutement moins fondé sur les sciences dures, et plus « humain ». Les étudiants du programme Médecine-Humanités sont au cœur de cette réflexion. Ils auront effectué chez nous un véritable travail de recherche (un master et le Diplôme de l’ENS) dans une des disciplines des Humanités, sur une question médicale. Non seulement ils seront de meilleurs médecins, plus conscients, plus ouverts, mais ils pourront partager les fruits de leur formation en enseignant à leur tour à des étudiants en santé ou en étant membres de comités d’éthiques.

Qu’entend-on par « Humanités médicales » ?

Ce sont les champs des sciences humaines qui abordent les questions du corps, de la santé et du soin. Tous les domaines des Humanités sont concernés : histoire, philosophie, histoire et théorie des arts, littérature, anthropologie, sociologie, droit, économie, géographie, psychologie…  Notre séminaire a pu donner par exemple la parole à Valérie Delattre, archéologue, sur les traces du handicap dans les sites funéraires, à Emmanuel de Vienne, anthropologue, sur les rites de couvade chez les Trumai d’Amazonie, ou à Géraldine Chouard, historienne de la culture américaine, sur le monument textile dédié aux morts du Sida.

Comment se fait le choix des thèmes du séminaire interdisciplinaire lié au programme ?

Pour la première année, en 2018-2019, pour accompagner la naissance du programme, avec Frédéric Worms et ma collègue Maria-Pia Donato, historienne de la Médecine, nous avons commencé par « Naissance : de la procréation à la petite enfance » . Les séances l’ont abordées sous des angles divers, de l’histoire de l’avortement en France, à la prise en charge périnatale ou aux représentations de la naissance monstrueuse dans la science-fiction. Le deuxième semestre a été consacré aux « Langages du corps et du soin », croisant des recherches sur la langue – rôle de l’arabe dans la transmission des traités médicaux anciens, place des interprètes dans les consultations, acquisition du langage, mais aussi analyse du langage médical dans les séries TV. Nous essayons d’alterner un thème concret, et un autre plus théorique.

Le séminaire peut-il être suivi par un public plus large ?

Le séminaire est ouvert à tous et on voit s’y côtoyer les étudiants du programme Médecine-Humanités, des étudiants du programme parallèle Médecine-Sciences, dirigé par Alain Bessis, mais aussi des étudiants en Médecine ou en Pharmacie, pour la plupart auditeurs libres, qui le suivent par pur appétit intellectuel. Un quart du public environ vient des autres disciplines de l’ENS, littéraires ou scientifiques Nous avons le plaisir d’accueillir quelques professionnels de la santé et du soin (psychologues, sages-femmes, infirmier.e.s, aides-soignant.e.s, aidant.e.s à domicile). Chaque séance laisse un temps assez long aux questions, et les débats, passionnants, sont d’une grande qualité.

Les soignants font part de leur expérience, comme une psychologue, porteuse d’un implant cochléaire, qui a témoigné sur sa double expérience de patiente et de soignante, ou une aidante à la personne qui a reconnu, dans le spectacle Hors de moi, l’attention nécessaire, dans son travail, au vécu complexe du handicap. Cette ouverture à tous est une richesse et j’encourage le public à nous rejoindre, quitte à repousser les murs de la salle Celan !

Déborah Lévy-Bertherat

Des médecins, des artistes et des chercheurs en Humanités qui travaillent sur des projets communs.

Notre programme permet ce croisement très souhaitable ! On le voit dans notre séminaire où chercheurs, médecins et artistes dialoguent. Nous avons déjà eu l’occasion de réunir des disciplines au sein d’une même séance : Nathalie Sage-Pranchère, historienne des sages-femmes, a dialogué avec la sage-femme Chantal Birman. Iris Trinkler-Chabrier, chercheuse en neurosciences, Julie Salgues et Philippe Chéhère, chorégraphes, sont venus nous présenter leur travail commun sur la danse comme thérapie dans la maladie de Huntington. Une séance a été consacrée à la réparation des visages, croisant les points de vue de Sophie Delaporte, historienne des « gueules cassées » et de Hossein Khonsari, chirurgien maxillo-crânien.

La dernière séance de chaque semestre du séminaire s’organise autour d’un film ou d’un spectacle. En décembre 2019, nous avons accueilli la très belle incarnation théâtrale, par Marie Astier, du texte de Claire Marin , Hors de moi.
Les médecins sont aussi demandeurs de ces projets interdisciplinaires. Nos étudiants ont été invités à présenter leurs travaux sur les représentations de la gestation dans le cadre du séminaire de l’Institut Imagine sur les maladies génétiques à l’hôpital Necker.
Souhaitons que ce type d’échanges se multiplient dans tous les cadres possibles, et s’ouvre au public concerné : les soignants, les chercheurs, mais aussi les patients et leurs familles.

Faire avancer des débats actuels sur la bioéthique 

Les questions bioéthiques sont au premier rang des préoccupations des étudiants du programme : procréation, fin de vie, cellules souches... Ils ont pris l’initiative d’organiser, avec le Comité consultatif national d’éthique, La nuit des "Controverses du Vivant" à l’ENS. Plus généralement, ces étudiants se passionnent pour les questions d’éthique touchant à l’accès aux soins, au handicap, à la place des médecines dites alternatives. Les séances du séminaire peuvent certainement servir à éclairer ces questions, à les replacer dans leur relativité historique et culturelle, notamment celles de la nouvelle loi bioéthique. Je pense à une séance consacrée aux récits des couples ayant eu recours à la PMA, où la sociologue Séverine Mathieu montrait que les questionnements moraux et religieux sur ces techniques préexistaient à leur ouverture aux couples de femmes et aux femmes seules.

La thématique du « soin » au cœur de l’actualité de la recherche à l’ENS

Toute société humaine repose sur le soin donné aux plus faibles : les enfants, les malades, les personnes handicapées, les vieillards. Il me semble que c’est même la définition la plus fondamentale du lien social, y compris chez les animaux. Ce qu’on note aujourd’hui, c’est surtout une prise de conscience de cette centralité du « care » à côté du « cure ». On assiste à une reconnaissance progressive des acteurs du care, qui sont souvent invisibles – parce que ce sont généralement des femmes, des subalternes, et que leurs tâches humbles s’accomplissent dans l’espace privé. La reconnaissance du travail des « aidants » par exemple (ceux qui prennent soin d’un proche), le fait qu’on nomme leur activité, qu’on lui accorde un statut social, voire économique, est important. On n’en est qu’au début, il reste beaucoup à faire, avec le risque que les collectivités se déchargent sur les familles de leur devoir d’assistance.
L’actualité de la recherche sur le soin dans tous les domaines des Humanités me semble accompagner ce besoin d’humanité des médecins et des soignants. Beaucoup de facultés de Médecine proposent des formations complémentaires en Humanités, et l’actuelle réforme des études de santé devrait leur faire plus de place. À l’ENS, le « Séminaire sur le soin », les « Conversations autour du soin »,  les conférences du club GaliENS des normaliens médecins y contribuent magnifiquement et attirent un nombreux public.

Que dire de ce programme à de futurs étudiants en médecine ?

J’aurais envie de leur dire : venez voir, venez assister au séminaire, discuter avec les étudiants du programme. Le programme sera présenté lors de la Journée Portes ouvertes du 7 mars. Il est ouvert aux étudiants en 2e année de Médecine, dans toute la France !  

Les étudiants du Programme Médecine-Humanités - Promotions 2018 et 2019

Groupe Médecine_Humanités 2019
De gauche à droite : Kendrys Legenty, Kyllian Delplace, Manon Job, Claire Vauxion, Maëlys Robert, Makram Abou Ali, Camille Sfeir, Antoine Jourdain